Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/533

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de chair et de bestialité que lui a donnés la nature en faisant une âme, et qu’elle sera parvenue à animer cet homme que les fêtes publiques ont fatigué dès l’adolescence. Quelque grand que tu sois, tu as d’abord été quelque chose d’aussi sale que de la salive et de plus fétide que de l’urine, puis tu as subi des métamorphoses comme un ver, et enfin tu es venu au monde, presque sans vie, pleurant, criant et fermant les yeux comme par haine pour ce soleil que tu as appelé tant de fois. On te donne à manger, tu grandis, tu pousses comme la feuille ; c’est bien hasard si le vent ne t’emporte [pas] de bonne heure, car à combien de choses es-tu soumis ? à l’air, au feu, à la lumière, au jour, à la nuit, au froid, au chaud, à tout ce qui t’entoure, tout ce qui est. Tout cela te maîtrise, te passionne ; tu aimes la verdure, les fleurs et tu es triste quand elles se fanent ; tu aimes ton chien, tu pleures quand il meurt ; une araignée arrive à toi, tu recules de frayeur ; tu frissonnes quelquefois en regardant ton ombre, et lorsque ta pensée elle-même s’enfonce dans les mystères du néant, tu es effrayé et tu as peur du doute.

Tu te dis libre, et chaque jour tu agis poussé par mille choses. Tu vois une femme et tu l’aimes, tu en meurs d’amour, es-tu libre d’apaiser ce sang qui bat, de calmer cette tête brûlante, de comprimer ce cœur, d’apaiser ces ardeurs qui te dévorent ? Es-tu libre de ta pensée ? mille chaînes te retiennent, mille aiguillons te poussent, mille entraves t’arrêtent. Tu vois un homme pour la première fois, un de ses traits te choque et durant ta vie tu as de l’aversion pour cet homme que tu aurais peut-être chéri s’il avait eu le nez moins gros. Tu as un mauvais estomac, et tu es brutal envers celui que tu aurais accueilli avec bienveillance. Et de tous ces faits découlent ou s’enchaînent aussi fatalement d’autres séries de faits, d’où d’autres dérivent à leur tour. Es-tu le créateur de ta consti-