Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/62

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ma cavale, commander mes braves, reprendre mon épée. J’avance pour la saisir et mes pieds chancellent, mes mains faiblissent, ma tête s’affaisse sur ma poitrine, et je retombe sur mon lit plus triste et plus désespéré. Un seul souvenir vient charmer ma solitude, c’est le tien, cher don Juan. Oui, quand je pense à toi, mon cœur se déride, mon âme s’épanouit ; quand un souffle léger de la nuit vient agiter mes vêtements noirs, je me dis : Oh ! si ce souffle d’air si pur et si frais pouvait par hasard faire onduler la plume blanche de la toque de mon don Juan ! Alors j’aspire l’air avec amour et avarice. Quand je contemple le ciel si bleu et si calme, je me dis que mon don Juan peut, à cette heure, à cette minute, le contempler aussi en pensant à son père. Eh bien, je contemple le ciel avec extase en pensant à cette belle tête noire si pleine de feu et d’énergie, à cette figure rosée, à ces deux grands yeux bleus qui sont toute ma vie et mon amour, à ces mains que j’embrassais jadis avant qu’un sépulcre ne m’ait séparé du monde ; je pense à don Juan, et je maudis le sort qui fait que je ne l’embrasse pas.

« Car toi, Juano, je t’aime autant qu’un cœur d’homme flétri par la royauté peut encore conserver de tendresse et d’amour. Va, si le fils légitime était celui de la femme aimée, tu serais roi d’Espagne, et si le bâtard était celui de la femme que l’on a serrée dans ses bras avec répugnance et dégoût, parce qu’il fallait un héritier sur le trône, Philippe serait le bâtard, le bâtard maudit, que l’on persécute et tyrannise. Adieu, cher don Juan, évite les grandeurs que j’envie encore, et quant à la conduite que tu dois tenir, je n’ai rien à t’ordonner, ayant beaucoup vu et n’ayant jamais eu dans mon existence un seul jour de bonheur. Oh ! il en viendra un bientôt, auquel je me suis déjà préparé depuis longtemps, tout est prêt, le cercueil est là, et la tombe attend.

« Le père Arsène. »