Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/111

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« N’était-ce pas à moi de la prévenir, se disait-il, je devrais être chez elles, elles m’attendent, j’ai l’air d’un homme qui réfléchit, qui hésite, qui a peur, ou bien d’un pauvre qui se cache… Oh ! moi qui l’aime tant ! que n’a-t-elle besoin de mon sang ? je le lui verserais à profusion… Si j’étais riche ! l’argent ! l’argent ! moi qui voulais la faire vivre dans le luxe, la rendre fière de moi !… Et ne pas avoir cent francs, cent francs, vingt pièces de cent sous !… Je ne la reverrai plus !… Comme elle me méprisera et me dédaignera ! comme j’ai l’air petit, infime et bas ! »

— Je les aurai, je les aurai, cria-t-il tout à coup, car un éclair lui avait traversé l’esprit, il avait pensé à Henry, Henry qui devait partir, le soir, à Paris, et qui pouvait demander de l’argent à ses parents et lui en donner. Il vola chez lui.

Entre jeunes gens ces douleurs-là se comprennent ; Henry avait déjà reçu son trimestre, il ouvrit son sac et Jules y plongea les mains.

Il était à peine dix heures du matin, mais on le reçut tout de même. Mme Artémise s’habillait, devant une glace, et Mlle Lucinde, encore couchée et en robe de nuit, se jouait avec un épagneul noir que Jules lui avait donné. Elle avait à côté d’elle un paquet de biscuits et un pot de confitures ; elle prenait les biscuits l’un après l’autre, les couvrait de confitures et les donnait à manger au chien, qui passait sa langue sur ses babines et battait les couvertures avec sa queue. Quand son ancien maître entra dans la chambre, il sauta à sa rencontre, mais Lucinde l’appela de suite, et il bondit sur le lit et alla se coucher sur les genoux de sa jeune maîtresse. C’était un épagneul noir, avec une tache blanche sur le dos, Jules l’avait depuis trois ans, Mlle Lucinde l’avait vu un soir et l’avait trouvé joli, Jules le lui avait donné.

La chemise de nuit qui l’entourait était plissée en long et bouffait un peu autour d’elle ; elle cachait la