Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/112

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torsion de son corps, étendu sur le côté, les talons aux jarrets, la poitrine en avant. Son corset et sa jupe étaient accrochés à la patère d’une fenêtre, le lacet pendant jusqu’à terre, Jules s’y prit les pieds et faillit tomber.

Pendant toute la visite, Mlle Lucinde parla plus que d’habitude et avec une sorte d’intimité, d’abandon ; Jules se sentit plus à l’aise, plus libre de ses mouvements, plus spirituel et plus gracieux ; en se séparant des deux actrices, il leur fit même un salut qu’il jugea d’une distinction charmante.

C’est qu’à son insu il avait le bel aplomb de l’homme qui paie et qui est convaincu qu’on l’estime, cet aplomb-là n’a pas son pareil dans le monde, rien ne le vaut et rien n’en approche. De deux hommes qui dînent ensemble au restaurant, c’est celui qui paie qui s’assied le plus lourdement sur sa chaise, qui en fait craquer le dossier, qui appelle le garçon de la voix la plus haute, et s’emporte à cause du canard trop cuit et de la friture manquée ; dans un débit de tabac, c’est celui qui paie qui choisit le plus longuement le cigare convenable et qui repousse la boîte avec le plus de violence en se plaignant amèrement du monopole, l’ami qu’on régale se contente de rire et allume ce qu’on lui a donné ; chez une femme de mœurs faciles, c’est encore celui qui paie qui essuie ses bottes sur les coussins du sofa, qui lâche ses bretelles et déboutonne son gilet pour être plus à l’aise, qui prend la taille de la femme de chambre devant la maîtresse de la maison, mâchant son cure-dents, riant à ses propres bons mots et débitant des ordures. Vive l’homme qui paie ! son insolence est justifiée par la vénalité de ce qu’on achète, et sa confiance en lui-même par l’empressement qu’on met à tout lui vendre ; honneur à lui ! gloire à lui ! chapeau bas, messieurs, c’est notre maître à tous !

Jules sentait le besoin de donner encore quelque