Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/12

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analysé ce que nous avions vu dans la journée et préparé notre travail du lendemain.

« Comme nous aurions été heureux ainsi, vivant, pensant en commun, nous occupant d’art, d’histoire, de littérature ! Avec quelques bonnes connaissances, quelques articles un peu forts mis dans les journaux, nous serions vite arrivés à nous faire un nom. Ma première pièce, c’est toi qui l’aurais lue au comité, car tu lis mieux que moi, et puis j’aurais trop tremblé. Et la première représentation, mon Dieu ! la première représentation, y as-tu pensé quelquefois ? Le théâtre est tout plein de monde, les femmes sont en toilette et ont des bouquets ; nous autres nous sommes dans les coulisses, nous allons, nous venons, nous parlons à nos actrices dans les costumes de nos rôles ; on hisse les décors, on lève la rampe, les musiciens entrent à l’orchestre, on frappe les trois coups, et tout le bourdonnement de la salle s’apaise. On lève le rideau, tout le monde écoute, la pièce commence, les scènes vont, le drame se déroule, des bravos partent ; et puis on se tait de plus belle, on entendrait une mouche voler, chaque mot de l’acteur, tombant goutte à goutte, est recueilli avec une avidité muette… de tous les gradins bravo ! bravo ! les mains battent, les pieds remuent, bravo ! bravo ! l’auteur ! l’auteur ! l’auteur !… Ah ! Henry, qu’elle est belle la vie d’artiste, cette vie toute passionnée et idéale, où l’amour et la poésie se confondent, s’exaltent et se ravivent l’une de l’autre, où l’on existe tout le jour avec de la musique, avec des statues, avec des tableaux, avec des vers, pour se retrouver le soir, à la clarté flamboyante des lustres, sur les planches élastiques du théâtre, au milieu de tout ce monde poétique qui rayonne d’illusion, ayant des comédiennes pour maîtresses, contemplant sa pensée vivre sur la scène, étourdi de l’enthousiasme qui monte jusqu’à vous, et goûtant à la fois la joie de l’orgueil, de la volupté et du génie !