Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/146

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qu’autrefois, parents et connaissances, vêtements et meubles, tout était pareil à ce qu’ils étaient. La nature extérieure a une ironie sans pareille : les cieux ne se couvrent pas de nuages, quand notre cœur est gros ; les fleurs parfument l’air, quand nous le remplissons de nos cris ; les oiseaux gazouillent et font l’amour dans les cyprès sous lesquels nous enterrons nos plus tendrement aimés. Il se mit donc à détester les hommes, puisqu’il avait un besoin immédiat de haine et de colère ; la leur cachant par mauvaise honte, il n’employait pas cette haine, par faiblesse.

L’amour lui ayant manqué, il nia l’amour ; comme c’était à cause de la poésie qu’il avait été trompé, il y renonça, la regardant comme un mensonge. Du reste on trouvait qu’il était devenu plus sage, et les hommes mûrs le regardaient comme moins emporté dans la discussion, son chef de bureau même était charmé de lui, il faisait de la besogne en sus de sa tâche, il travaillait avec acharnement comme pour se dégrader à plaisir et rire de lui-même.

Quelquefois cependant il se redressait tout à coup, se grandissant subitement de toute la profondeur de son abaissement et s’exagérant sa force, par défaut de perspective.

Pour trouver quelque chose d’analogue à ce qui se passait dans son âme, il chercha, dans les poètes et dans les romanciers, une situation semblable à la sienne, un caractère comme le sien ; mais ce qu’il voyait partout manquait, pour effectuer la ressemblance, de la précision qui fait ressortir le dessin, du détail qui le colore, enfin de cette particularité dont il était en quête ; il croyait que rien n’approchait de sa douleur, que toutes les autres étaient bornées, que la sienne seule était infinie.

Il relut René et Werther, ces livres qui dégoûtent de vivre ; il relut Byron et rêva à la solitude des grandes âmes de ses héros, mais son admiration se ressentait