Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/177

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là le tamis de tout sentiment : la douleur ; celui qui se fond à cette épreuve n’en mérite que le nom, celui-là seul est grand qui y grandit encore.

Où était le temps pour eux où une main pressée, un mot, le soir, entre deux portes, un baiser qui effleure à peine les lèvres, remplissait leur cœur d’une clarté plus douce que celle des rayons de la lune ? Ils n’avaient plus cette insouciance enfantine des passions naissantes, qui se meuvent au bord des précipices et oseraient marcher sur les flots ; autrefois les heures s’écoulaient dans la succession des mêmes bonheurs, des mêmes attentes langoureuses ; ils n’auraient pas voulu vieillir, tout était en eux, tout partait d’eux, ils nageaient en plein dans leur amour, comme des cygnes dans un lac sans en toucher les bords.

À force de s’aimer cependant, de se le dire, de toujours fouiller d’une main prodigue dans les trésors de leur nature, ils étaient devenus d’une cupidité insatiable, et comme la vie humaine n’a pas de boissons pour toutes les soifs ni de mets rassasiants pour tous les appétits, altérés, affamés, ils se contemplaient avec douleur. Quand ils étaient séparés, quand ils étaient loin l’un de l’autre, leur image réciproque s’offrait à leur esprit, rayonnante d’excitations irrésistibles ; mais lorsqu’ils se retrouvaient, un étonnement subit leur arrivait au cœur à se revoir simples comme par le passé et déjà mille fois connus. Ces sortes de désillusions inavouées se tournaient en désirs nouveaux, plus âcres encore et plus fous que les autres, de même que l’automne a parfois des lueurs de printemps et qu’il a, comme lui, des couchers de soleil empourprés, des roses en bouton et des émanations pénétrantes. À les voir se parlant à peine dans leurs longs entretiens, trembler quand leurs regards se rencontraient, se chercher et se fuir tour à tour, vous eussiez cru qu’ils commençaient à s’aimer, tandis qu’ils pensaient à leur passé et qu’ils rêvaient à leur