Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/178

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avenir. Un autre avenir leur apparaissait, en effet, plus large, plus immense, insaisissable, radieux ; par cela même qu’ils n’y pouvaient rien préciser, tout leur y semblait beau ; de ce qu’ils n’avaient rien à en attendre, tout ce qui en viendrait serait superbe. Il reculait pourtant, comme le ciel recule et monte à mesure que l’on gravit une côte, mais ils le voyaient toujours, ils y croyaient encore.

La monotonie de leur existence, la régularité de leur bonheur même les irritait, leur faisait souhaiter un bonheur plus vaste, moins circonscrit ; ils le placèrent ailleurs, dans une patrie nouvelle, loin de l’ancienne, et séparée de tout leur passé par la profondeur des mers. Ils ne pouvaient plus demeurer dans la même maison que M. Renaud, entourés de ses élèves, prêts à être découverts à tout moment, en butte à l’espionnage de chacun, ensuite à l’outrage de tous ; les murs leur pesaient comme ceux d’une prison ; même libres ils n’étaient pas libres, même ignorés ils se sentaient trop connus ; il tardait à Henry d’être homme et de sortir de tutelle, il voulait user de la vie et la façonner sous sa volonté comme une argile docile. L’amour d’Émilie l’avait mûri, il rougissait de lui être inutile et de l’aimer sans dévouement ; il eût voulu travailler pour elle, acheter de son argent le lit où elle dormait, les fleurs de son bouquet, et il rêvait là-dessus une existence puissante et calme, où il serait le maître, où il donnerait tout, ferait tout, où la force, le bien-être, l’orgueil et l’amour découleraient de lui seul comme d’une source unique, pour les satisfaire tous les deux.

Quant à Mme Renaud, elle ne tenait à rien dans le monde, car, sous son extérieur caressant, elle aimait vraiment peu de choses ; hors son amour, je crois volontiers qu’elle eût vu tout périr d’un œil sec. Mais en lui se résumaient ses affections, l’aimer et le suivre était presque une loi de son organisation et lui sem-