Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/191

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portait les roulis, la nourriture du bord, l’ardeur du soleil, le froid des nuits, les veines, la fatigue, elle n’éprouvait jamais le plus petit malaise, le capitaine l’en admirait beaucoup. Elle avait d’ailleurs arrangé sa vie comme si elle eût dû la passer tout entière sur ce navire, elle y avait pris des occupations régulières, elle s’y amusait presque. Elle broda d’abord une bourse pour Henry, puis une paire de pantoufles, ce qu’elle fit le plus lentement possible afin de travailler plus longtemps pour lui ; elle se plaisait à donner à manger aux poulets, elle leur jetait du pain émietté, à travers leurs barreaux ; les pigeons du bord, qui perchaient dans les mâts, venaient becqueter dans sa main ou sur son tablier.

Une fois, pour s’occuper, elle eut l’idée de faire de la pâtisserie qui fut trouvée excellente par tout le monde, si ce n’est par Henry qui n’en put goûter, la mer étant très rude ce jour-là. Je ne sais pas même s’il eût été bien aise de la voir dans la cantine, avec le cuisinier, les bras retroussés jusqu’aux coudes, les mains à plein dans le beurre, et toute barbouillée de farine. Les femmes de ce genre ont des manies singulières ; celle-ci, par exemple, aimait l’odeur de la corne brûlée et adorait le vinaigre, elle en buvait à pleine cuiller.

Mais il se mêlait à la douceur de sa caresse une sorte de force contenue, de virilité cachée, qui faisait qu’elle subjuguait, enchantait ; ainsi sa main, d’une mollesse si humide au simple toucher, avait quelque fois des pressions brutales, de même que son œil tendre, toujours à demi fermé, lançait à certains moments un jet rapide, incisif, mordant ; puis, par-dessus tout cela, dominait un calme exquis, un abandon plein de paresse et de naturel, un peu de mélancolie rêveuse, une simplicité charmante, c’était quelque chose de la mère de famille sans enfants et de la vierge sans virginité.