Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/196

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la bonne couchait avec le garçon, tandis qu’il se réjouissait beaucoup des histoires scandaleuses arrivées chez les autres, et qu’il excusait volontiers toutes les fredaines.

Il pleurait aux mélodrames et s’attendrissait aux vaudevilles du Gymnase ; il avait même envie de se lier avec les acteurs qui venaient jouer dans sa ville, et il tâchait de les voir en dehors de la scène ; il leur eût de grand cœur payé un petit verre au café, mais il se fût cru déshonoré s’il en eût reçu quelqu’un à dîner chez lui, à sa table.

Philosophe, philanthrope, ami du progrès et de la civilisation, enthousiaste de la culture de la pomme de terre et de l’émancipation des nègres, il déclarait sans cesse que tous les hommes sont égaux, mais il eût été bien étonné, pourtant, si son épicier ne l’eût pas salué le premier lorsqu’il passait devant sa boutique ; tenant sévèrement ses domestiques, disant « ces gens-là » en parlant d’eux, et trouvant toujours que les ouvriers perdaient leur temps.

C’était un de ces hommes du grand troupeau, ni bons ni méchants, ni grands ni trop petits, avec une figure comme tout le monde et un esprit comme les autres, se croyant raisonnables et cousus d’absurdités, se vantant d’être sans préjugés, et pétris de prétentions, parlant sans cesse de leurs jugements, et plus étroits qu’un sac de papier qui se crève dès qu’on veut y faire entrer quelque chose ; qui ne battent personne parce qu’ils ne sont pas nés violents, n’assassinent pas parce qu’ils ont horreur du sang, ne volent pas parce qu’ils n’ont besoin de rien, ne se grisent pas parce que le vin leur fait mal ; qui craignent un peu Dieu quand il tonne et plus encore le diable quand ils meurent ; qui veulent que vous ayez leur opinion, leur goût, que vous épousiez leurs intérêts, que vous parliez leur langue, portiez leur costume, soyez de leur pays, de leur ville, de leur rue, de leur