Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/207

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où, perdu dans le monde, errant avec un démon ; elle se le figurait malade, agonisant, les regrettant tous, ne devant jamais les revoir, car il flottait dans son esprit au milieu d’une infortune indéterminée, d’autant plus terrible à y songer qu’on ne pouvait pas la préciser, se la figurer sous une forme quelconque. Debout, immobile et les bras croisés, sentant qu’il n’avait plus rien à dire et s’en irritant davantage, subitement arrêté dans sa colère par cette faiblesse qu’il n’avait pas prévue, son mari fixait sur M. Renaud un œil furieux, sanguinolent et plein de larmes aussi ; il s’était attendu à quelque chose qui lui résisterait, à un obstacle à braver, et il ne trouvait plus rien à saisir, comme si tout à coup fuyait sous nous le sol que l’on allait frapper du pied.

M. Renaud, la tête sur sa poitrine et sanglotant sourdement, voyait déjà sa maison perdue, vide, affichée à vendre et les commissaires-priseurs à la porte, criant à l’enchère la literie, la batterie de cuisine et le beau service de porcelaine ; il pensait aux améliorations futures qu’il avait rêvées, à l’athénée littéraire manqué, à l’aile en retour dans le jardin, dont il voulait agrandir sa maison, à son nom traîné partout, imprimé dans les journaux, chuchoté sur les bancs des collèges, désormais matière à ridicule et à historiette réjouissante ; puis encore, dans le fond de son âme, humilié par ce maudit petit jeune homme qui était la cause de tout cela, et aussi par cette belle femme qu’il avait eue, qu’il aurait pu avoir encore, qui était bien la sienne cependant, et dont la large poitrine gonflée, qu’il avait vue toute nue autrefois, peut-être alors, en ce moment même, se dilatait sous celle d’un autre.

Morel les regardait tous les trois, il en avait compassion.

— Ils n’ont rien laissé ? dit-il à M. Renaud, pas une lettre, un simple billet ? pas un mot qui puisse