Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/220

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femme et d’éprouver pour elle mille tortures, que cette folle ardeur inventait, quelque chose de sa passion petit à petit s’évapora et disparut.

Il s’en aperçut et s’en irrita comme d’une infirmité nouvelle survenue dans sa nature. Il avait vu récemment tout le néant de son instruction et la faiblesse de ces forces morales, quand il lui avait fallu se pousser dans le monde pour en exploiter les mines cachées, et maintenant il découvrait la pauvreté de son cœur, qui se vidait à vue d’œil. Alors il se reconnut débile et impuissant à toutes les belles choses de sa vie ; à la médiocrité de sa position matérielle vint se joindre la misère de son âme, et, redoutant l’accroissement de ces deux calamités jumelles, il entrevoyait un avenir prochain de dégradation complète, épouvante qui le prenait aux entrailles.

Il douta de lui et de tout ce qu’il avait aimé, de ses plus chères affections et des délicatesses les plus exquises de ses sentiments les plus solides, de son intelligence, de son cœur et de son amour pour Émilie, subsistant encore seulement par l’habitude ou par le plaisir ; il douta du passé, se demandant s’il avait été aussi heureux qu’il l’avait cru depuis, et si, dans ce temps-là même, il ne se forçait pas à aimer et ne s’illusionnait pas à plaisir ; il douta aussi de l’avenir, il le nia, il l’écrasa par avance sous le poids de son infortune présente ; il douta de Jules aussi, qui l’avait oublié, sans doute, comme lui-même d’ailleurs l’avait oublié le premier, et, dans l’inconséquence de son égoïsme, il se promit bien de le haïr plus tard, quand le reste d’amitié qu’il lui gardait encore serait tout à fait parti de son cœur.

Émilie elle-même pouvait bien sentir en elle la décadence de son amour, ainsi qu’il le sentait à son égard, et peut-être qu’elle était en proie aux mêmes incertitudes et aux mêmes angoisses ; supposition gratuite qu’il aimait à faire — ne voulant pas, à son