Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/317

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tout à fait civilisé et parisien, des mœurs encore incomprises là-bas, un estomac prodigieux, des appétits effrayants. D’abord il a commencé par écrire des billets doux à toutes les modistes de Lisbonne et par faire des dettes dans tous les cafés, sans jamais vouloir ensuite reconnaître les marmots ni solder les mémoires ; il troublait la société, c’était un scandale public, il a fallu l’embarquer. Il fait dans ce moment un voyage autour du monde, et il promène sa flamme du Brésil au Japon et sa ribote d’un pôle sous l’autre ; il en reviendra encore en meilleure santé, en plus belle humeur et tout aussi stupide.

Shahutsnischbach, hélas ! est dans une bien triste position ! Cet honnête Allemand, voyant enfin que les mathématiques ne voulaient pas de lui, avait fini par y renoncer et s’était tout bonnement mis caissier chez un banquier. C’était un excellent caissier, il en avait toutes les qualités requises, y compris la probité ; mais, un beau jour, son maître a fait banqueroute et a pris la fuite, oubliant même de lui payer un mois d’arriéré sur ses appointements. Or le procureur du roi est arrivé dans les bureaux, n’a vu personne et a empoigné notre ami qui, ne se doutant de rien, était assis à sa place ordinaire ; on l’a arrêté comme complice, il va passer devant les tribunaux, il ira probablement aux galères.

Morel aussi a eu d’amères désillusions, lui cependant qui avait si peu d’illusions ! Après avoir été successivement commis d’agent de change, clerc d’avoué, avocat, homme d’affaires, entrepreneur, industriel, avoir essayé de tous les métiers, travaillé dans tous avec ardeur, sans jamais y devenir riche ou célèbre, il est revenu habiter le hameau d’où il était parti jadis et y labourer le champ que labourait son père. Il vit avec quinze cents livres de rentes, en sabots, en veste de gros drap l’hiver, en blouse bleue l’été ; le soir, après le dîner, il lit Béranger en fumant sa pipe, ou il cause