Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/37

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sans doute, tu en deviendras amoureux à ton tour, tu seras heureux et tu m’oublieras.

« Pour moi c’est toujours la même chose : je vais à mon bureau à neuf heures et j’en sors à quatre, et je me promène jusqu’à l’heure du dîner. Le lendemain ressemble à la veille, c’est d’une monotonie irritante. Le soir seulement j’écris un peu ou je lis quelques-uns de mes chers livres, de ceux que nous lisions ensemble, que nous déclamions avec enthousiasme, que nous adorions dans l’âme ; c’est encore penser à toi. Oh ! comme je m’ennuie ! je m’ennuie à mourir. Quelle vie je mène ! j’en rirais de pitié si je n’étais aussi triste ! Ô mes rêves !… Qu’en dis-tu ? Me voilà regrettant mes rêves, et je n’ai pas vingt ans ; que sera-ce quand j’en aurai trente, quand j’aurai les cheveux blancs ?

« J’éprouve une grande douceur à songer au temps que nous avons vécu ensemble et à me rappeler la saveur des jours écoulés ; es-tu comme moi ? Là-bas, dans ta chambre, évoques-tu aussi dans ton cœur toutes les joies de notre enfance, toutes nos espérances envolées, toutes nos paroles perdues ? comme elles étaient tendres et belles, nos interminables causeries des après-midi de dimanche, quand nos esprits, partant de concert comme deux oiseaux qui rasent la cime des blés et des grands chênes, couraient sur le monde entier et s’envolaient jusqu’aux limites de l’infini ! Non, il me semble que l’univers n’a jamais été pour d’autres aussi vaste et aussi sonore que pour nous deux. Nous causions de tout, nous aimions tout ; comme nous parlions d’amour ! comme nous chérissions la gloire ! De quelles belles choses nous bercions-nous l’esprit, mon Dieu ! Te rappelles-tu cette admiration pour l’Océan et pour les nuits d’orage ? te rappelles-tu notre passion pour l’Inde et pour la marche des chameaux au désert, pour le rugissement des lions ? te rappelles-tu tout le temps que nous avons passé à songer à la figure de Cléopâtre et au