Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/47

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— On dirait que vous avez été pris vous-même, dit-il en riant.

— Moi ? fit Morel, ma foi, non, je vous jure, mais j’enrage de voir chaque jour des gens d’esprit abrutis sous un cotillon ; vous ne les voyez plus, ils ne sortent plus, ils restent chez eux, dans leur lit, dans leur nid, avec leur maîtresse, avec leur femelle. Autrefois vous les connaissiez libres, joyeux, bons gaillards, et maintenant… Autrefois ils travaillaient, maintenant ils dorment, ou ils promènent Madame. Leur argent ? ils le gardent pour leur ménage de portier ; leurs amis ? ils les abandonnent pour leur fillette… Et puis je ne sais comment cela se fait, mais leur esprit se rétrécit, ils deviennent mesquins, crétins, ouvriers endimanchés, fort heureux quand le mariage ne s’ensuit pas. Ah ! grand Dieu ! je vous en prie, n’allez pas faire comme eux.

Henry ne comprenait pas bien tout cela, mais comme les femmes auxquelles Morel faisait allusion n’étaient pas de celles qu’il souhaitait :

— Ne craignez rien, lui répondit-il, cette vie-là me sourit peu. Je ne pourrais, d’ailleurs, jamais aimer qu’une femme riche… une femme du monde…

— Ah ! vous en êtes encore là ? dit Morel, c’est un tort, ça ne vaut pas mieux qu’autre chose… De mon temps, dans votre quartier, nous fréquentions la grisette ; cette pauvre grisette ! il y en avait qui étaient bonnes filles… j’en ai connu une…

— Qu’est-ce que vous dites de la Rosalinde ? demanda tout de suite Henry.

C’était la cantatrice à la mode, la beauté de Paris, la maîtresse du Prince, une femme magnifique, qui eût dévoré le revenu d’un empire ; Henry n’y pensait qu’avec des frémissements dans les vertèbres.

— Elle couche avec son cocher, dit Morel. Est-ce que vous aimeriez les femmes de théâtre ? ajouta-t-il.

Henry répondit qu’il les aimait toutes et que leur voix