Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/53

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de lui, et de les mêler à ses propres souvenirs. Autrefois elle allait au spectacle, elle faisait des visites avec M. Renaud, ou elle sortait pour quelque emplette ; maintenant, à peine si elle voit son amie Aglaé, toute distraction lui fait horreur, mettre le pied hors de chez elle lui est antipathique. M. Renaud en vain l’engage-t-il souvent à prendre l’air et à faire un tour, elle ne bouge, et il sort à la fin tout seul, maugréant sur cet entêtement sans cause et sur les caprices inattendus de ce sexe volage.

Son humeur, en effet, est bien changée. Jadis elle était assez triste, ennuyée, nonchalante, un peu boudeuse, elle grondait monsieur son mari, elle s’emportait quelquefois, elle le tracassait sur ses pantalons sans dessous de pied et sur son goût pour les fromages de Roquefort ; mais maintenant elle est gaie, elle est vive, son œil brille, elle ne soupire plus, elle court dans l’escalier, elle chante en cousant à sa fenêtre, on entend ses roulades et ses éclats de voix retentir dans la maison. On la dirait rajeunie, elle a quinze ans, son mari l’adore, elle est si bonne, si douce ! elle lui laisse tout faire, il est le maître, il peut commander le dîner, ne rien ordonner, s’il lui plaît, à peine si elle s’en apercevra. À table il dit tout ce qu’il veut et il n’est pas contredit ; il choisit lui-même ses gilets, il va dîner seul en ville, il oserait même découcher, jamais il n’a été si heureux en ménage.

Mais en revanche Henry ne rit plus avec M. Renaud, il ne cause plus avec Alvarès et Mendès, qui ne lui font plus la confidence de leurs amours, il n’écrit ni à ses parents ni à Jules, Morel l’ennuie, et cependant il va souvent le voir, attiré par le besoin de lui dire un peu ce qui se passe dans son cœur. Morel se moquait de lui, il l’égayait parfois, mais il l’irritait presque toujours.

De tout le monde qui vivait dans la maison de M. Renaud, personne ne s’apercevait de ce qu’Henry