Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/60

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parut alors dans une perspective lumineuse, tout plein de gloire et d’amour ; et sa vie à lui entourée d’une auréole comme le visage d’un Dieu ; le bonheur planait sur lui-même et le recouvrait en entier, il sortait de tout, il filtrait des murs, il brillait comme le jour, Henry le respirait comme on respire l’air.

On l’appela pour dîner, il sortit à regret de sa chambre et, se séparant d’elle, la bénit comme le berceau du nouveau-né. À table il ne mangea pas ; oui, manger, il n’y pensait guère, il la regardait d’un air calme, composant son visage et souriant dans ses entrailles.

M. Renaud lui parla, il ne lui répondit point ; Alvarès le pria de lui passer les légumes, il les laissa tomber sur la nappe ; il bouscula Mendès, il fut brutal et taciturne. C’est qu’il craignait que sa joie n’éclatât tout d’un coup, et qu’il lui prenait des envies de chanter et de pleurer. À peine au dessert, il s’esquiva ; ne lui avait-elle pas dit qu’elle reviendrait le soir ? M. Renaud en fut tout étonné.

— Il n’attend plus même que nous ayons fini ; il devient plus drôle de jour en jour. Sais-tu qu’est-ce qu’il a, ma femme ?

— Ce jeune homme a peut-être des chagrins, répondit Mme Renaud avec le plus grand sang-froid du monde.

— Des chagrins ! quels chagrins ? il n’y a pas longtemps qu’il a reçu des nouvelles de sa famille. Ah çà, composerait-il un mélodrame, qu’il a ce soir l’air si farouche ?

Et il se mit à rire, Alvarès et Mendès rirent, Shahutsnischbach ne comprit pas.

Quand chacun se fut retiré chez soi, et que les lumières de toutes les fenêtres de la maison se furent éteintes, Henry entendit dans l’escalier le froufrou d’un jupon et des pas légers qui montaient, la porte tourna légèrement.