Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/66

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ô mon ange, je suis un autre homme ; c’est bien vous qui êtes le souffle de vie qui m’avez animé ; avant de vous connaître j’étais une chose, une statue, c’est vous qui, depuis deux jours, m’avez fait plus vivre que je n’ai vécu depuis dix ans. Est-il vrai que vous m’aimez ? puis-je me repaître à mon gré de cette certitude ? suis-je donc nécessaire à ton existence ? Mais dis-moi, fée d’amour, qui donc t’a appris ces mots qui ravissent ? Où as-tu puisé cette poésie du cœur que j’écoute comme un chant du ciel ? Ne te semble-t-il pas que, comme deux anges qui montent vers Dieu, quelque chose nous pousse incessamment et nous élève, radieux, dans un infini de bonheur ? »

Ils auraient continué ainsi jusqu’à la consommation des siècles, et ils usèrent bien une rame de papier Weynen à s’écrire des choses de ce style. Mme Renaud paraissait ne pas vouloir aller au delà, et Henry n’osait ; peut-être n’y pensaient-ils ni l’un ni l’autre. Ils étaient heureux de se dire qu’ils l’étaient, heureux de se regarder longuement, de vivre côte à côte, de s’aimer en secret, de s’écrire, de se rêver.

Henry avait quitté toute étude, celle du Code civil et des Institutes comme celle de l’histoire et de la littérature, il ne songeait plus à rien, il n’enviait plus rien.

Quelquefois, cependant, il aurait voulu être riche, pour passer sous ses fenêtres, monté sur un andalou noir, qui sautille sur le pavé comme une levrette. Elle aimait les fleurs ; les fleurs, hélas ! ne sont faites que pour les riches, eux seuls sentent les roses et portent des camélias ; ils en achètent qui sentent l’ambre et la vanille et les effeuillent sur le sein de leurs maîtresses, et le lendemain ils leur en donnent de nouvelles, mais les petites gens ne connaissent de tout cela que ce qu’ils voient de loin, à travers les grilles de fer d’un jardin public ou le vitrage d’une serre du Jardin des Plantes. Henry donc achetait des bouquets, des bou-