Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/69

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tu verras ça. Voici du reste comment tout cela est arrivé :

« Un matin que je me promenais du côté de la rivière, je vis de loin, assis sur des troncs d’arbres abattus, une espèce de gaillard vêtu d’une redingote à brandebourgs, qui fumait tranquillement sa pipe en contemplant le paysage. Quand je passai près de lui, il se leva et m’aborda avec aisance en me demandant du feu. Il fumait une petite pipe en écume de mer, à glands d’or, d’assez mauvais goût, et portait sur la tête une casquette de toile cirée ; il avait de longs cheveux, parlait vite, avec un accent méridional un peu dur et criard, mais toute sa personne avait quelque chose de franc et spirituel qui plaisait fort à première vue ; je l’aurais pris volontiers pour quelque dentiste en voyage ou pour un commis voyageur de haute volée, mais il m’apprit bientôt qui il était, sans que je le lui eusse demandé : c’était M. Bernardi, directeur actuel de notre théâtre. Tu penses bien, dès lors, que nous causâmes littérature, théâtre ; il connaissait tous ceux de Paris et en parlait en maître, semant son discours de traits hardis, de remarques neuves, critiquant les réputations établies et m’en révélant d’inconnues. Les gens qu’il admirait n’étaient peut-être pas ceux que j’admirais le plus et réciproquement ; ainsi, il déteste les drames en vers, prétendant que la prose va mieux à la scène.

« Le hasard voulut que le lendemain je le rencontrasse à la même place ; la conversation se renoua de plus belle, et sur les mêmes sujets que la veille. Bernardi est un jeune homme, il n’a pas plus de trente-huit ans ; c’est un bon diable, fort gai et bon vivant s’il en fut, il parle de femmes comme on parle de chevaux, nous avons beaucoup ri ensemble.

« Nous devînmes vite les meilleurs amis du monde ; chaque jour, pendant une semaine, nous nous promenions ensemble le matin, et le soir nous nous rencon-