Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/18

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
gnons comme des nénufars sur des étangs, des mousses si légères qu’elles ressemblent à des nuages.
Et l’arome de tout cela lui apporte l’odeur salée de l’Océan, la fraîcheur des fontaines, le grand parfum des bois. Il dilate ses narines tant qu’il peut ; il en bave ; il se dit qu’il en a pour un an, pour dix ans, pour sa vie entière !
À mesure qu’il promène sur les mets ses yeux écarquillés, d’autres s’accumulent, formant une pyramide, dont les angles s’écroulent. Les vins se mettent à couler, les poissons à palpiter, le sang dans les plats bouillonne, la pulpe des fruits s’avance comme des lèvres amoureuses ; et la table monte jusqu’à sa poitrine, jusqu’à son menton, ne portant qu’une seule assiette et qu’un seul pain, qui se trouvent juste en face de lui.
Il va saisir le pain. D’autres pains se présentent.

Pour moi !… tous ! mais…

Antoine recule.

Au lieu d’un qu’il y avait, en voilà !… C’est un miracle, alors, le même que fit le Seigneur !…

Dans quel but ? Eh ! tout le reste n’est pas moins incompréhensible ! Ah ! Démon, va-t’en ! va-t’en !

Il donne un coup de pied dans la table. Elle disparaît.

Plus rien ? — non !

Il respire largement.

Ah ! la tentation était forte. Mais comme je m’en suis délivré !

Il relève la tête, et trébuche contre un objet sonore.

Qu’est-ce donc ?