Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/321

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le diable
se tournant vers l’Orgueil.

L’indépendance de ton caprice afflige l’enfer. Ô Orgueil, tu t’anéantiras toi-même sous la pression de ton cœur ; parce que tu souffres d’une peine démesurée, ne va pas croire que tu sois un dieu.

l’orgueil
s’avance en souriant vers le Diable.

Doutes-tu de moi, père du mal ? connais-tu dans les sphères qui roulent, dans les mondes éteints, dans les créations de l’avenir, une attache plus étroite que celle qui joint nos deux natures ? Depuis le jour où, contemplant avec les anges la forme humaine encore inanimée, tu as du revers de ta main frappé sa creuse argile, en riant de mépris sur la sonorité du moule, n’est-ce pas moi qui ai consolé ton désespoir à toutes les minutes de l’éternité ? Te rappelles-tu les cris d’amour que tu poussais en m’étreignant sur ta poitrine ? et quel délire de ma possession ravageait ton âme, quand tu tombas des cieux ? J’ai relevé ta tête, ô maudit, et ton souffle est monté jusqu’à Jéhovah, qui en a fermé sa porte d’épouvante, car ses chérubins tremblaient tous.

Soulève de leur base les pyramides, les arcs de triomphe et les tombeaux ; cherche dans les plaines fameuses les ossements blanchis que les loups ont semés sur la bruyère ; va-t’en dans les villes, assieds-toi à l’atrium, fais-toi lire par les démons de l’idée tous les mots écrits sur les papyrus et sur les marbres, relève les empires, évoque les morts, appelle les vivants : depuis l’enfant taciturne qui brûle sa tristesse à la lueur de son flambeau jusqu’au soldat qui secoue sur ses bras nus le sang de son épée, depuis le monarque qui domine les foules jusqu’au mendiant qui vagabonde dans la campagne, depuis la courtisane qui se vante de ses amants jusqu’à la matrone renfermée qui se refuse d’en avoir, partout et toujours, qu’y a-t-il donc si ce n’est moi ? Qu’est-ce qui pousse à la guerre ? qu’est-ce qui taille les montagnes ? qu’est-ce qui recule l’Océan ? qu’est-ce qui déchire la vie ? qu’est-ce qui perd les âmes ? moi ! moi ! J’ai engendré les poètes, les conquérants, les prophètes ; j’ai fait les dieux.

le diable
se tenant les flancs avec ses poings à force de rire.

Ah ! oui, c’est vrai comme je suis le Diable.