Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/384

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épées brillent ; on égorge les prophètes, on adore le Roi, il se roule par terre, il beugle.
Les convives s’enfuient, les lumières s’éteignent.
Antoine se relève, il écoute dans la nuit.
poètes et baladins.

Ohé ! ohé !

Nous nous tenons en équilibre au milieu des airs, nous vagabondons par les chemins, nous nous précipitons la tête en bas pour amuser ceux qui nous regardent. Quelque chose nous pousse à faire ce métier.

Nous avalons des lames tranchantes, nous mettons sur nous des fardeaux qui nous écrasent, nous vivons avec des choses dangereuses.

Il a fallu du temps pour aller dans les pays éloignés chercher les bêtes féroces, et de la force pour les vaincre, et de la ruse, croyez-nous, pour assouplir leurs bonds aux cadences de la musique, pour les faire rugir à volonté et se traîner sur le ventre.

Tous, peut-être, n’étaient pas nés pour porter sur le front des pyramides humaines et pour avoir à leur chevet, sans cesse, des griffes furieuses qui grattent la cloison.

Comme on fait d’un vaisseau dans lequel on chasse des pointes à coup de maillet, dont on flambe les bois, que l’on resserre avec des vis, nous nous sommes enfoncé dans l’âme un tas de choses dures et nous l’avons cerclée avec du fer pour qu’elle file droite dans ses voyages, que ses mâts élastiques aient une volée plus haute, et que fièrement, au soleil, elle sépare bien les flots de sa carène vernie. Oh ! nous avons souffert dans notre jeunesse, et nous nous regardions dans des miroirs, pour étudier les grimaces qui font pleurer les multitudes.

Nous célébrons dans des chansons la liberté et les combats, mais les tyrans s’immortalisent en payant bien, et quand les vaincus sont loués c’est qu’ils ont crié très fort.

Tout en buvant de l’eau, nous ajustons des rimes sur le vin et les festins, et nous n’avons pas d’amour nous qui faisons rêver d’amour ! Le soldat rubicond braille nos hyperboles en marchant à la charge, les libertins naïfs envient notre gaieté, et les femmes abusées, sanglotant sur nos poitrines, nous demandent comment nous fîmes pour exprimer si bien ces tendresses qui les ravagent et que nous semblons même ne pas comprendre !

Ohé ! ohé !

Nous avons des couronnes de papier peint, des sabres de bois, du clinquant sur nos habits ; si notre cœur tout vide bondit comme un ballon gonflé, c’est qu’il se soulève aux moindres brises, n’ayant rien qui le ramène à terre. Du matin au soir nous