Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/413

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fatigué qui s’assoit sur son bagage. Mais à présent tu es haut, tu as dépassé l’atmosphère viable des créatures, car j’ai secoué dans mes bonds jusqu’au dernier grain de sable qui fut collé à tes sandales. Les épouvantements du commencement, le vertige des hauts lieux, les pesanteurs du corps qui te retenaient vers le sol, tout a disparu ; joyeux, calme, immense, tu circules en liberté dans l’espace bleu.

antoine.

À mesure que je monte, je deviens plus léger ; plus j’ouvre les yeux, plus je vois, et plus s’étend l’étendue.

le diable.

Tu ne la soupçonnais pas si vaste, hein ? Déjà pourtant, à travers l’extase, tu avais parfois entrevu le Verbe, qui tout à coup se révélait à toi, indépendant et lumineux, au-dessus du dogme, au-dessus de la foi, dégagé des moyens par lesquels on aspire à lui ; mais, comme ce ciel qui te paraissait d’en bas obscurci par les nuées, toujours ton Dieu gardait dans l’ombre la plus grande partie de lui-même ; car, pour l’accorder à ta tendresse, tu le décorais de tant de vertus que tu allais ramenant l’infini aux proportions de ta nature, tandis que ton âme, s’embourbant à part dans les préoccupations du salut, perdait de plus en plus le fil mince qui la rattachait à l’idée ; et le Dieu ravalé et l’homme déchu s’écartaient l’un de l’autre. Quoique la lune à tes yeux n’eût l’air que d’un plat d’argent, tu la croyais distante de toi par d’incalculables espaces ; mais tu sentais pourtant qu’elle devait être tout ensemble moins petite et plus voisine, et, contemplant ses rayons pâles, tu rêvais un astre plus large et un absolu supérieur. As-tu vu quelquefois des pêcheurs de perles fines ? ils n’iraient point au fond des gouffres s’ils avaient gardé la tunique qui gênait leurs mouvements ; de peur qu’un seul de leurs muscles ne s’en trouvât alourdi, ils ont tout laissé sur la grève, jusqu’à l’amulette de fer-blanc attachée par leur mère. Si tu étais encore au seuil de ta cabane, que tu sentisses la terre sous tes pieds, et que tu vécusses de ses pâtures, tu n’aurais pas le spectacle de maintenant, cette plénitude d’immensité où se dilate ton cœur libre.

Ils montent toujours, le ciel de plus en plus devient radieux.
antoine.

Ah ! les belles comètes ! leur queue de feu, creusée au milieu, se courbe comme celle des dauphins ; elles passent, elles tournent…