Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/418

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te gagnait lentement, comme une sève qui monte ; un degré de plus et tu devenais nature, ou bien la nature devenait toi.

antoine.

Il est vrai, souvent j’ai senti que quelque chose de plus large que moi se mêlait à mon être ; petit à petit je m’en allais dans la verdure des prés et dans le courant des fleuves, que je regardais passer ; et je ne savais plus où se trouvait mon âme, tant elle était diffuse, universelle, épandue !

le diable.

Les vois-tu bien les innombrables feux du ciel ? constellations, planètes, météores, astres lointains, étoiles d’un jour, chacun tourne, chacun brille, et c’est le même mouvement, la même lumière, principe unique réparti dans chacun, et qui à travers leurs dissemblances de forme et de durée les fait tous pareils quant à la substance qui les compose.

Le même sang de l’homme anime ses pieds et bouffit les veines de son front : c’est le souffle de Dieu qui circule parmi les mondes et les contingences de ces mondes. Les gouttes de ce sang sont pareilles en tant que parties d’un même tout, et si elles ne l’étaient, ce tout ne serait pas ; elles se cherchent, tourbillonnent, s’attirent, se joignent, se pénètrent, formées elles-mêmes d’autres particules plus menues, lesquelles sont formées d’autres, et ainsi de suite, et toujours tant que tu pourras les diviser, tant que ta pensée pourra les abstraire. C’est en vertu de cette essence commune que, s’unissant, elles exécutent l’ensemble que chacun représente en soi, toute partie de la matière étant une cristallisation de l’infini. Pour qu’un diamant soit fait, il a fallu que les forces de la nature travaillassent à la fois ; le grain de sable qui crie sous ton pied est le produit complexe de mille créations éteintes ; la pensée qui te survient maintenant, elle a été amenée jusqu’à toi, et au degré qu’elle a, par des successions, des gradations, des transformations et des renaissances ; ce que chaque homme a songé depuis qu’il y a des hommes, y a contribué pour quelque chose, tout se lie, s’emboîte, se fond et se confond. Fini, infini, âme, corps, forme, idée, se confondent ; l’esprit s’approprie la matière, la monte à son niveau, l’annihile par abstraction ; la matière accapare l’esprit, entre en lui, l’étouffe de son poids, l’enfouit en son domaine.

N’y a-t-il pas des existences inanimées, des choses inertes qui paraissent animales, des âmes végétatives, des statues qui rêvent et des paysages qui pensent ? chaîne sans bout et sans fin, syllogisme immense dont le principe est inconnu, dont la conclusion est cachée, et que l’on saisit tant bien que mal par le milieu,