Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/434

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la mort.

Non, non ! la vie est mauvaise, le monde est laid. Ne te sens-tu pas abandonné au milieu de toute la création ? ils ne s’inquiètent guère de toi, va, les corbeaux qui volent, ni la plante qui pousse, ni la petite étoile ; le ciel se met bleu quand ton cœur est sombre, le brouillard s’ajoute à la tristesse, et le coassement de la grenouille répond à ta voix, quand tu pleures tout haut. Ne faut-il pas te réveiller tous les matins, manger, boire, aller, venir, répéter cette série d’actes qui sont toujours les mêmes ? voilà ce qui compose la vie, elle est faite de cela, pas d’autre chose ; chacune de ces pauvres sensations va s’ajoutant à la suivante comme des fils à des fils, et l’existence d’un bout à l’autre n’est que le continuel tissu de toutes ces misères.

antoine.

Ma foi, oui, je ferais peut-être mieux de mourir !

la luxure.

Tu parles de mourir ! Pauvre fou, qui aimes à se dire à lui-même : « Oh ! je connais, je suis las, j’ai tout éprouvé, donc je suis sage ! » et tu vas partout broutant de la tristesse afin d’engraisser ton orgueil. Dis-moi ! frémissante et déshabillée, as-tu quelquefois tenu sur tes genoux la catin rieuse, qui se regardait dans tes prunelles ? avait-elle sur la peau de bonnes odeurs de violettes flétries, et dans les reins, des souplesses de palmiers, et dans les mains, des irritations fluides à t’inonder de désirs quand elles passaient sur toi ? Puis, la saisissant d’un bond, l’as-tu renversée sur le lit qui s’enfonçait comme un flot ? elle te serrait de ses bras joints, tu sentais ses muscles trembler, ses genoux qui se heurtaient, ses seins se raidir ; sa tête s’en allait, son corps se détendait, prenait des poses assouvies, et les paupières de ses yeux morts frémissaient comme l’aile des papillons de nuit… Étiez-vous bien contents d’être seuls ? ricaniez-vous tout bas, en touchant vos chairs ? N’est-ce pas que tu t’attendrissais alors en des gratitudes étranges, que ton cœur étonné se prenait dans sa chevelure, et qu’il se répandait avec elle sur ses beaux membres nus ? Tu faisais bien, va ! c’est là le bon de la vie, le reste n’est que mensonge !

antoine.

Que mensonge ?