Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/436

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perspectives plus reculées, pour courir plus avant et se mouvoir plus à l’aise ? L’artiste, ainsi, des carrières de marbre fait sortir des hommes, d’autres sont occupés par les races disparues, ou rêvent le bonheur pour des foules à naître.

la mort
pousse la Luxure de côté et reprend sa place.

Eh, qu’importe ! puisque les foules, les rêves, les espérances, les souvenirs, l’imaginaire et le réel, tout s’engloutit dans le même trou. Ainsi qu’un boulanger qui pétrit sa pâte, l’humanité travaillante ne fait qu’enfourner pour ma bouche, et je m’empiffre de tout continuellement ; c’est pour moi qu’arrivent les siècles, expirant l’un après l’autre comme des flots sur la plage, devant nos pieds immobiles ; c’est pour moi que se construisent les palais, que se dressent les tombeaux, que s’alignent les armées, que se fabriquent les tissus, que se fondent les bronzes, que s’écrivent les livres. Les palais s’abaisseront dans les fleuves, les tombeaux se pourriront comme les cadavres, je coucherai par terre les hommes debout, les fils de la trame s’écarteront, l’airain s’éparpillera, et les chefs-d’œuvre des grands hommes finiront par n’être pas plus que la voix de la cigale écrasée, que la mousse du torrent desséché, que la forme du nuage disparu. C’est toujours pour moi que l’on amasse de l’argent, que l’on rehausse son panache, que l’on fait des projets, des serments, des lois ; pour moi que s’établissent des empires, que l’on bâtit des maisons et que l’on cherche une épouse, car je dévore les peuples, les locataires et les enfants.

Te parlerai-je encore de l’éternité des amours, de la constance des affections, de la durée des amitiés, et de tous les autres sentiments qui se poussent si vite pour en finir qu’on n’a pas le temps de les voir ? c’est cette fièvre du néant qui fait l’activité des hommes ; ils se hâtent, ils accumulent leurs œuvres, et de quelque côté que je me tourne, partout je n’aperçois que mon visage, comme en autant de miroirs multipliés.

Mais pas plus que le cimetière le cœur de l’homme ne pourrait dire l’histoire de tous ses morts, quelle est leur place maintenant et ce qui reste d’eux. Là, sont entassés pêle-mêle des passions magnifiques et de pauvres amours, des enthousiasmes au front pur, des ignominies silencieuses, des joies bruyantes, des haines qui étaient bien fières, et qui faisaient sonner dans le monde la molette de leurs éperons. C’est fini, c’est passé, on en met d’autres par-dessus, et la terre ne se doute pas de tout ce qu’elle contient d’oubli.

Cependant le cimetière comme le cœur se hausse de plénitude, enfouit en se gonflant jusqu’à la pierre de ses tombeaux,