Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/449

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par elles-mêmes, ce n’est pas produire l’être. Il n’y a point de raison pour ne pas creuser constamment les puits de la pagode, pour ne pas élever continuellement les escaliers de la tour. C’est donc inutile, tout ce que j’ai souffert, les agonies de mes morts, les travaux de mes existences ! tant de sueurs ! tant de combats ! tant de victoires !

Ô nourrice ! toi qui t’épouvantais jadis en contemplant dans ma bouche ouverte les formes de l’univers qui resplendissaient comme des rangées de dents, tu ne sais pas qu’à cette heure mes gencives silencieuses se renvoient de l’une à l’autre le vide qu’elles mâchent.

Dans la forêt le religieux qui regarde le soleil prie de toute son âme ; il contemple l’éther subtil dans les cavités de son corps, la chaleur vitale dans son estomac, l’humidité dans ses fluides, la terre dans ses membres, la lune dans son cœur. Méditant sur les choses, il fait passer son haleine par ses narines ; il n’agit point et il ne dit rien ; il est saint vraiment, le dévot ascétique qui porte un collier d’épines, qui reste entre quatre brasiers, et qui est si immobile que les oiseaux sont venus faire leur nid dans sa chevelure comme dans un arbre touffu.

Il est bien fort ! il s’est retiré du monde, il se retire de lui-même, il se dégage ; il s’élève, et graduellement gagne la perfection comme un enfant qui grimpe une falaise à pic avec ses genoux, ses ongles et ses dents. Il médite si profondément que sa pensée le transporte où il veut, il voit à toute distance, il entend tous les sons, prend toutes les formes… Mais… s’il n’en rendait aucune… s’il allait se dépouiller de toutes ?… Oui, à force d’austérités, s’il finissait…

avec la mine de quelqu’un d’effrayé :

Oh !

et le char disparaît en claquant de l’essieu comme une voiture usée.
le diable
répète :

Ils sont morts !

antoine
mélancoliquement :

C’étaient des dieux pourtant ! on a adoré cela ! Quoi ? passés ! plus rien !

Mais en voici d’autres qui viennent, couverts de peaux blanches à long poil ; ils marchent la tête embobelinée dans des linges, ils soufflent sur leurs doigts et leurs nez sont bleus.