Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/591

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le sphinx.

La nuit, quand je marche dans les corridors du labyrinthe, et que j’écoute le vent bramer sous les galeries où passe la lune, j’entends le bruit de tes pattes grêles sur les dalles sonores. Où vas-tu que tu fuis si vite ?… Moi, je reste au bas des escaliers, à regarder les étoiles dans les vasques de porphyre.

la chimère.

De l’air ! de l’air ! du feu ! du feu ! je cours sur les flots, je plane sur les monts, j’aboie dans les gouffres. De ma queue traînante, je raye les plages. En me couchant sur la terre, mon ventre a creusé les vallées, et les collines ont pris leur courbe selon la forme de mes épaules. Mais toi, toujours accroupi et grondant comme un orage, je te retrouve immobile, ou bien, du bout de ta griffe, dessinant des alphabets sur le sable.

le sphinx.

C’est que je garde mon secret, je songe et je calcule. L’Océan, dans son grand lit, se balance encore. Le chacal piaule près des sépulcres. Les blés se courbent aux mêmes brises. Je vois la poussière qui tourbillonne, le soleil qui luit, j’entends le vent qui souffle.

la chimère.

Moi, je suis légère et joyeuse. Je découvre aux hommes des perspectives éblouissantes avec des paradis dans les nuages et des félicités lointaines. Je verse à l’âme les éternelles manies, projets de bonheur, plans d’avenir, rêves de gloire, et les serments d’amour et les résolutions vertueuses.

J’ai bâti des architectures étranges dont j’ai ciselé les feuillages avec l’ongle de mes pattes. C’est moi qui ai suspendu des clochettes au tombeau de Porsenna. J’ai inventé les idoles à quatre bras, les religions dévergondées, les coiffures ambitieuses.

Je pousse les matelots aux voyages d’aventure : ils aperçoivent dans la brume des îles avec des pâturages verts, des dômes, des femmes nues qui dansent, et ils sourient à toutes ces ivresses qui chantent dans leur âme, au milieu des grands flots se refermant sur le navire sombré.

Saint Antoine se promène entre les deux bêtes dont les gueules lui effleurent l’épaule.