Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/593

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le cochon.

Miséricorde ! ces vilaines bêtes-là vont m’avaler tout cru !

antoine.

Oh ! j’ai froid ! une terreur infinie me pénètre ! Il me semble apercevoir… comme des types vagabonds qui cherchent de la matière, ou bien des créatures s’évaporant en idées ! Ce sont des regards qui passent, des membres incomplets qui palpitent, des apparences humaines plus diaphanes que des bulles d’air.

les astomi.

Ne soufflez pas trop fort ! Les gouttes de pluie nous écrasent, les sons faux nous aveuglent, les ténèbres nous déchirent. Composés de vent, de parfums et de rayons, nous sommes un peu plus que des rêves, et pas des êtres tout à fait.

les nisnas.

Nous n’avons qu’un œil, qu’une joue, qu’une narine, qu’une main, qu’une jambe, qu’une moitié du corps, qu’une moitié du cœur ; et nous vivons fort à notre aise dans nos moitiés de logis avec nos moitiés de femmes et nos moitiés d’enfants.

les sciapodes.

Retenus à terre par nos chevelures plus longues que les lianes, nous végétons à l’abri de nos pieds larges comme des parasols ; — et nous regardons, à travers eux, la lumière du jour, avec nos veines qui s’entre-croisent et notre sang rose qui circule.

les blemmyes.

N’ayant point de tête, nos épaules en sont plus larges et il n’y a pas de bœuf, de rhinocéros, ni d’éléphant qui soit capable de porter ce que nous portons. Des espèces de traits et comme une vague figure empreinte sur nos poitrines : voilà tout ! Nous pensons des digestions, nous subtilisons des sécrétions. Dieu, pour nous, flotte en paix dans les chyles intérieurs.

Nous marchons droit notre chemin, traversant toutes les fanges, côtoyant tous les abîmes, et nous sommes les gens les plus laborieux, les plus heureux, les plus vertueux.