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DU MOBILE MORAL AU POINT DE VUE SCIENTIFIQUE.

nant consciente d’elle-même et sans se contredire rationnellement, à une variété indéfinie de mobiles dérivés. L’instinct universel de la vie, tantôt inconscient, tantôt conscient, avec les aspects divers que nous lui verrons revêtir, fournit à la science morale la seule fin positive ; — ce qui ne veut pas dire d’ailleurs qu’il n’en existe aucune autre possible et que notre expérience soit adéquate à toute la réalité imaginable. La morale fondée sur les faits ne peut, encore une fois, « constater » qu’une chose, c’est que la vie tend à se maintenir et à s’accroître chez tous les êtres, d’abord inconsciemment, puis avec le secours de la conscience spontanée ou réfléchie ; qu’elle est ainsi en fait la forme primitive et universelle de tout bien désiré : il ne s’ensuit pas que le désir de la vie épuise absolument l’idée du désirable, avec toutes les notions métaphysiques et même mystiques qu’on y peut rattacher : c’est là une question réservée, qui ne sera plus proprement objet d’affirmation positive, mais d’hypothèse métaphysique. Il importe à la science de faire le départ exact du certain et de l’incertain, dans lamorale comme dans les autres études. La certitude n’a jamais nui à la spéculation, ni même au rêve, la connaissance des faits réels à l’élan vers l’idéal, la science à la métaphysique : le moissonneur, ramassant avec soin en son grenier les gerbes qu’il a recueillies et comptées lui-même, n’a jamais empêché le semeur de s’en aller la main ouverte, l’œil tourné vers les moissons lointaines, jeter au vent le présent, le connu, pour voir germer un avenir qu’il ignore et qu’il espère.