Page:Guyau - Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction.djvu/125

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
115
ILLUSION DU PLAISIR ÉGOÏSTE.

rent tout leur charme que quand nous les partageons avec autrui. Cette part prédominante des sentiments sociables doit se retrouver dans toutes nos jouissances et dans toutes nos peines. Aussi l’égoïsme pur ne serait-il pas seulement, comme nous l’avons montré, une sorte de mutilation de soi ; il serait une impossibilité. Ni mes douleurs, ni mon plaisir ne sont absolument miens. Les feuilles épineuses de l’agave, avant de se développer et de s’étaler en bandes énormes restent longtemps appliqués l’une sur l’autre et formant comme un seul cœur ; à ce moment, les épines de chaque feuille s’impriment sur sa voisine. Plus tard, toutes ces feuilles ont beau grandir et s’écarter, cette marque leur reste et grandit même avec elles : c’est un sceau de douleur fixé sur elles pour la vie. La même chose se passe dans notre cœur, où viennent s’imprimer, dès le sein maternel, toutes les joies et toutes les douleurs du genre humain : sur chacun de nous, quoi qu’il fasse, ce sceau doit rester. De même que le moi, en somme, est pour la psychologie contemporaine une illusion, qu’il n’y a pas de personnalité séparée, que nous sommes composés d’une infinité d’êtres et de petites consciences ou états de conscience, ainsi le plaisir égoïste, pourrait-on dire, est une illusion : mon plaisir à moi n’existe pas sans le plaisir des autres, je sens que toute la société doit y collaborer plus ou moins, depuis la petite société qui m’entoure, ma famille, jusqu’à la grande société où je vis[1].

En résumé, une science vraiment positive de la morale peut, dans une certaine mesure, parler d’obligation, et

  1. Voir notre Morale d’Épicure, 2e édition, p. 283.