Page:Guyau - Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction.djvu/14

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
4
PRÉFACE DE L’AUTEUR.

possible. Lorsque la science a renversé les dogmes des diverses religions, elle n’a pas prétendu les remplacer tous, ni fournir immédiatement un objet précis, un aliment défini au besoin religieux ; sa situation à l’égard de la morale est la même qu’en face de la religion. Rien n’indique qu’une morale purement scientifique, c’est-à-dire uniquement fondée sur ce qu’on sait, doive coïncider avec la morale ordinaire, composée en grande partie de choses qu’on sent ou qu’on préjuge. Pour faire coïncider ces deux morales, les Bentham et leurs successeurs ont trop souvent violenté les faits ; ils ont eu tort. On peut, d’ailleurs, très bien concevoir que la sphère de la démonstration intellectuelle n’égale pas en étendue la sphère de l’action morale, et qu’il y ait des cas où une règle rationnelle certaine puisse venir à manquer. Jusqu’ici, dans les cas de ce genre, la coutume, l’instinct, le sentiment ont conduit l’homme ; on peut les suivre encore à l’avenir, pourvu qu’on sache bien ce qu’on fait, et qu’en les suivant on croie obéir, non à quelque obligation mystique, mais aux impulsions les plus généreuses de la nature humaine, en même temps qu’aux plus justes nécessités de la vie sociale.

On n’ébranle pas la vérité d’une science, par exemple de la morale, en montrant que son objet comme science est restreint. Au contraire, restreindre une science, c’est souvent lui donner un plus grand caractère de certitude : la chimie n’est qu’une alchimie restreinte aux faits observables. De même nous croyons que la morale purement scientifique doit ne pas prétendre tout embrasser, et que, loin de vouloir exagérer l’étendue de son domaine, elle doit travailler elle-même à le délimiter. Il faut qu’elle consente à dire avec franchise : dans tel cas je ne puis rien vous prescrire impérativement au nom du devoir ; plus d’obligation alors, ni de