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DU MOBILE MORAL AU POINT DE VUE SCIENTIFIQUE.

l’évolution des penchants moraux : le sauvage ignore le plus souvent la justice et le droit proprement dit, mais il est susceptible d’un mouvement de pitié ; il ignore la tempérance, la pudeur, etc., et an besoin il risquera sa vie pour sa tribu. La tempérance, le courage, sont en grande partie des vertus sociales et dérivées. La tempérance, par exemple, est encore dans les masses une vertu sociale ; si un homme du peuple, au repas où on l’a invité, ne mange pas et ne boit pas largement, comme au cabaret, c’est plutôt par peur d’inconvenance, ou par crainte d’une indigestion, que par un sentiment de délicatesse morale. Le courage n’existe guère sans un certain désir de la louange, de l’honneur ; il s’est développé beaucoup, comme l’a montré Darwin, par l’effet de la sélection sexuelle. Enfin, les devoirs envers soi-même, tels que les comprend un moderne, se ramènent en grande partie aux devoirs envers autrui.

Les moralistes distinguent les devoirs négatifs et les devoirs positifs, l’abstention et l’action. L’abstention, qui suppose qu’on est maître de soi, suî compos, est première au point de vue moral : c’est la justice ; mais elle est beaucoup moins primitive au point de vue de l’évolution. Une des choses les plus difficiles à obtenir des êtres primitifs, c’est précisément l’abstention. Aussi, ce qu’on nomme le droit et le devoir strict est le plus souvent postérieur au devoir large ; il offre aux peuples primitifs un caractère souvent moins obligatoire. Se jeter dans la mêlée pour secourir un compagnon apparaîtra à un sauvage (et à bien des hommes civilisés) comme plus obligatoire et plus honorable que de s’abstenir de lui prendre sa femme. Les Australiens, dit Cunningham, ne font pas plus de cas de la vie d’un homme que de celle d’un papillon ; ils n’en sont pas moins susceptibles, à leurs heures, de charité, d’héroïsme