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DERNIERS ÉQUIVALENTS POSSIBLES DU DEVOIR.

bles (mer, montagne), ou de la lutte contre des choses invisibles (maladies à guérir, difficultés de tout genre à vaincre). Toujours la lutte revêt le même caractère de duel passionné. En vérité, le médecin qui part pour le Sénégal est déridé à une sorte de duel avec la fièvre jaune. La lutte passe du domaine des choses physiques dans le domaine intellectuel, sans rien perdre de son ardeur et de sa griserie. Elle peut passer aussi dans le domaine proprement moral : il y a une lutte intérieure de la volonté contre les passions aussi captivante que toute autre, et où la victoire produit une joie infinie, bien comprise par notre Corneille.

En somme, l’homme a besoin de se sentir grand, d’avoir par instants conscience de la sublimité de sa volonté. Cette conscience, il l’acquiert dans la lutte : lutte contre soi et contre ses passions, ou contre des obstacles matériels et intellectuels. Or, cette lutte, pour satisfaire la raison, doit avoir un but. L’homme est un être trop rationnel pour approuver pleinement les singes du Cambodge jouant par plaisir avec la gueule des crocodiles, ou l’Anglais Baldwin gagnant pour chasser le centre de l’Afrique ; l’ivresse du danger existe par moments en chacun de nous, même chez les plus timides, mais cet instinct du danger demande à être plus raisonnablement mis en œuvre. Quoique, dans bien des cas, il n’y ait qu’une différence superficielle entre la témérité et le courage, celui qui tombe par exemple pour sa patrie a conscience de ne pas avoir rempli une œuvre vaine. Le besoin du danger et de la lutte, à condition d’être ainsi dirigé et utilisé par la raison, acquiert une importance morale d’autant plus grande que c’est l’un des rares instincts qui n’ont pas de direction fixe : il peut être employé sans résistance à toutes les fins sociales.