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DERNIERS ÉQUIVALENTS POSSIBLES DU DEVOIR.

de sang devient une richesse : le champ ainsi nourri abondera en blé, en bienfaits pour le laboureur. Les choses ne se passent pas autrement dans l’histoire de l’humanité. La légion des grands infortunés, des martyrs ignorés ou glorieux, tous ces hommes dont le malheur propre fait le bien d’autrui, tous ceux qu’on a forcés au sacrifice ou qui l’ont cherché eux-mêmes, s’en sont allés à travers le monde semant leur vie, versant le sang de leurs flancs entr’ouverts comme d’une source vive : ils ont fécondé l’avenir. Souvent ils se sont trompés, et la cause qu’ils défendaient ne valait pas leurs sacrifices : rien de plus triste que de mourir en vain. Mais, pour qui considère les moyennes et non les individus, le dévouement est un des plus précieux et des plus puissants ressorts de l’histoire. Pour faire faire un pas à l’humanité, ce grand corps paresseux, il a fallu jusqu’à présent une secousse qui broyât des individus. Le plus humble, le plus moyen des hommes peut donc se trouver devant l’alternative du sacrifice certain de sa vie ou d’une obligation à remplir : il peut être non seulement soldat, mais gardien de la paix, pompier, etc., et ces situations que nous appelons modestes sont de celles qui peuvent exiger parfois des actes sublimes. Or, comment demander à quelqu’un le sacrifice de sa vie si l’on n’a fondé la morale que sur le développement régulier de cette vie même ? Il y a contradiction dans les termes. C’est l’objection capitale que nous avons faite ailleurs à toute morale naturaliste, et devant laquelle nous sommes ramené par la nécessité des choses.

Au point de vue naturaliste où nous nous plaçons, l’acte même de veiller aux simples intérêts d’autrui n’est supérieur à l’acte de veiller à ses propres intérêts qu’en tant qu’il indique une plus grande capacité morale, un surplus