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LE RISQUE MÉTAPHYSIQUE DANS LA SPÉCULATION.

embrasser et où ils se réconcilieront à la fin. Il ne faut donc pas craindre la diversité des opinions, il faut au contraire la provoquer : deux hommes sont d’un avis contraire, tant mieux peut-être ; ils sont beaucoup plus dans le vrai que s’ils pensaient tous les deux la même chose. Quand plusieurs personnes veulent voir tout un paysage, elles n’ont qu’un moyen, c’est de se tourner le dos les unes aux autres. Si on envoie des soldats en éclaireurs, et qu’ils aillent tous du même côté en n’observant qu’un seul point de l’horizon, ils reviendront très probablement sans avoir rien découvert. La vérité est comme la lumière, elle ne nous vient pas d’un seul point ; elle nous est renvoyée par tous les objets à la fois, elle nous frappe en tous sens et de mille manières : il faudrait avoir cent yeux pour en saisir tous les rayons. L’humanité dans son ensemble a des millions d’yeux et d’oreilles ; ne lui conseillez pas de les fermer ou de ne les tendre que d’un seul côté : elle doit les ouvrir tous à la fois, les tourner dans toutes les directions ; il faut que l’infinité de ses points de vue corresponde à l’infinité des choses. La variété des doctrines prouve la richesse et la puissance de la pensée : aussi cette variété, loin de diminuer avec le temps, doit augmenter les détails, alors même qu’elle aboutirait à des accords d’ensemble. La division dans la pensée et la diversité dans les travaux intellectuels est aussi nécessaire que la division et la diversité dans les labeurs manuels : cette division du travail est la condition de toute richesse. Autrefois la pensée était infiniment moins divisée qu’à notre époque : tous étaient imbus des mêmes superstitions, des mêmes dogmes, des mêmes faussetés ; quand on rencontrait un individu, on pouvait d’avance et sans le connaître dire : « voici ce qu’il croit » ; on pouvait compter les absurdités que sa tête renfermait, faire le bilan de son cerveau.