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LA SANCTION MORALE ET LE PRINCIPE DE L’ORDRE.

tout à fait insaisissable pour nous ; c’est un absolu, et on n’a pas de prise sur l’absolu : ses résolutions sont donc en elles-mêmes irréparables, inexpiables ; on les a comparées à des éclairs, et, en effet, elles éblouissent et disparaissent ; l’action bonne ou coupable descend mystérieusement de la volonté dans le domaine des sens, mais ensuite il est impossible de remonter de ce domaine en celui du libre arbitre pour l’y saisir et l’y punir ; l’éclair descend et ne remonte pas. Il n’existe, entre le « libre arbitre » et les objets du monde sensible, pas d’autre lien rationnel que le propre vouloir de l’agent ; il faut donc, pour que le châtiment soit possible, que le libre arbitre même le veuille, et il ne peut le vouloir que s’il s’est déjà amélioré assez profondément pour avoir en partie cessé de le mériter : telle est l’antinomie à laquelle aboutit la doctrine de l’expiation quand elle entreprend non pas simplement de corriger, mais de punir. Aussi longtemps qu’un criminel reste vraiment tel, il se place par cela même au-dessus de toute sanction morale ; il faudrait le convertir avant de le frapper, et, s’il est converti, pourquoi le frapper ? Coupable ou non, la volonté douée de libre arbitre dépasserait à ce point le monde sensible que la seule conduite à tenir devant elle serait de s’incliner ; une volonté de ce genre, c’est un César irresponsable, qu’on peut bien condamner par défaut et exécuter en effigie pour satisfaire la passion populaire, mais qui, en fait, échappe à toute action extérieure. Pendant la Terreur blanche, on brûla des aigles vivants à défaut de celui qu’ils symbolisaient ; les juges humains, dans l’hypothèse d’une expiation infligée au libre arbitre, ne font pas autre chose ; leur cruauté est aussi vaine et aussi irrationnelle ; tandis que le corps innocent de l’accusé se débat entre leurs mains, sa volonté, qui est l’ai-