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CRITIQUE DE L’IDÉE DE SANCTION.

même quantitatif, qui relierait la bonne volonté à une proportion déterminée de bien extérieur et d’amour intérieur. De là résulte une sorte d’antinomie : l’amour est ou une grâce particulière et une élection qui ne ressemble guère à une sanction, ou une sorte de grâce générale et une égalité idéale étendue à tous les êtres, qui ne ressemble pas davantage à une sanction. Si j’aime plus un homme qu’un autre, il n’est pas certain que mon amour soit en raison directe de son mérite, et si j’aime tous les hommes dans leur humanité, si je les aime universellement, également, la proportion semble disparaître encore entre le mérite et l’amour. D’ailleurs les « bonnes volontés » elles-mêmes ne voudraient pas sans doute, dans l’idéale justice, être l’objet d’aucune marque de préférence ; les victimes volontaires de l’amour n’accepteraient pas d’être placées en rien avant les autres lors d’une redistribution quelconque des biens sensibles. Elles objecteraient qu’après tout la souffrance volontaire est moins à plaindre que la souffrance imposée : pour qui admet la supériorité de l’idéal sur la réalité, l’homme de bien est le riche, même quand cette richesse supra-sensible a présenté pour lui des inconvénients et des peines sensibles.

Telles sont les difficultés que soulève, croyons-nous, cette théorie. Ces difficultés ne sont peut-être pas insolubles, mais leur solution sera à coup sûr une modification profonde apportée à l’idée traditionnelle de sanction ; car, pour ce qui est de la peine, le châtiment aura disparu ; et, pour ce qui est de la récompense, la compensation de pure justice semblera s’évanouir dans des relations supérieures de fraternité, échappant à des déterminations précises. D’une part, le mal sensible (y compris la mort) nous indigne toujours moralement, quel que soit le caractère bon ou