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DIVERS ESSAIS POUR JUSTIFIER L’OBLIGATION.

l’immortalité. Si la pensée, si la volonté était immortelle, c’est qu’il y aurait en elle une puissance supérieure à la nature, capable de la dominer, de la dompter : la vie, dans cette hypothèse, serait une sorte de lutte de l’esprit contre la nature, la mort serait la victoire. Mais alors, ces âmes victorieuses, pourquoi se retirent-elles à l’écart, loin de l’éternel combat qui continue de se livrer sans elles ? Pourquoi abandonnent-elles ? et puisque leur puissance n’a pu être diminuée par la mort, pourquoi ne mettent-elles pas cette puissance au service des hommes, leurs frères ? Elle était profonde sans le savoir, cette croyance des anciens qui voyaient partout autour d’eux se mouvoir et agir l’âme des ancêtres, qui sentaient revivre à leurs côtés les morts, peuplaient le monde d’esprits et douaient ces esprits d’une puissance plus qu’humaine. Si la pensée traverse la mort, elle doit devenir pour autrui une providence. Il semble que l’humanité ait le droit de compter sur ses morts comme elle compte sur ses héros, sur ses génies, sur tous ceux qui marchent devant les autres. S’il est des immortels, ils doivent nous tendre la main, nous soutenir, nous protéger : pourquoi se cachent-ils de nous ? Quelle force ne serait-ce pas pour l’humanité de sentir avec elle, comme les armées d’Homère, un peuple de dieux prêt à combattre à son côté ! Et ces Dieux seraient ses fils, ses propres fils, sacrés par le tombeau ; leur nombre irait s’agrandissant toujours, car la terre féconde ne cesse pas de produire la vie, et la vie se fondrait en immortalité. La nature créerait ainsi elle-même des êtres destinés à devenir sa propre providence. Cette conception est peut-être la plus primitive et en même temps la plus attrayante qui ait jamais tenté l’esprit humain : selon nous, elle est inséparable de la conception de l’immortalité. Si la