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DIVERS ESSAIS POUR JUSTIFIER L’OBLIGATION.

ment nous replacer par la pensée. La volupté et la douleur ne sont donc pas égales devant le souvenir.

Citons encore une autre cause d’erreur dans la comparaison des temps heureux et malheureux de la vie : c’est que les jours heureux sont ceux qui passent le plus vite et qui semblent les plus courts ; au contraire les jours malheureux s’allongent pour ainsi dire, occupent plus de place dans la mémoire.

En somme le pessimisme s’explique en partie par des lois psychologiques qui font que les plaisirs passés, dont on est rassasié, apparaissent comme ne valant pas les peines supportées. Mais d’autre part il y a d’autres lois psychologiques selon lesquelles les plaisirs futurs apparaissent toujours comme ayant une valeur supérieure aux peines qu’on supportera pour les atteindre. Ces deux lois se font équilibre : c’est ce qui explique ce fait qu’en général l’humanité n’est point pessimiste et que, de leur côté, les pessimistes les plus convaincus ne se donnent qu’assez rarement la mort ; on espère toujours quelque chose de l’avenir, même quand la considération du passé porte à désespérer. Il y a un plaisir qui meurt pour ainsi dire après chaque action accomplie, qui s’en va sans laisser de trace dans le souvenir, et qui pourtant est le plaisir fondamental par excellence : c’est le plaisir même d’agir. Il constitue en grande partie l’attrait de toutes les fins désirées par l’homme ; seulement cet attrait se retire d’elles une fois qu’elles sont atteintes, une fois que l’action est accomplie. De là l’étonnement de celui qui essaye de juger la vie en recueillant ses souvenirs, et qui ne retrouve plus dans les plaisirs passés une cause suffisante pour justifier ses efforts et ses peines : c’est dans la vie même, c’est dans la nature de l’activité qu’il faut chercher une justification de l’effort. Toutes les gouttes