Page:Guyau - Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction.djvu/46

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
36
DIVERS ESSAIS POUR JUSTIFIER L’OBLIGATION.

souvenir et du désir, comme le malheur absolu avec du souvenir et de la crainte. Nous n’avons presque jamais eu conscience d’être pleinement heureux, et pourtant nous nous souvenons de l’avoir été. Où donc est le bonheur absolu s’il n’est pas dans la conscience ? Nulle part, c’est un rêve dont nous habillons la réalité, c’est l’embellissement du souvenir, comme le malheur absolu en est l’obscurcissement. Le bonheur, le malheur, c’est précisément le passé, c’est-à-dire ce qui ne peut plus être ; c’est aussi le désir éternel, qui ne sera jamais satisfait, ou la crainte toujours prête à renaître au moindre tressaillement d’alarme.

Le bonheur ou le malheur, dans le sens habituel où nous prenons ces mots, résulte ainsi d’une vue d’ensemble sur la vie humaine qui est souvent une illusion d’optique. Certaines rivières d’Amérique semblent rouler une masse d’eau noire, et cependant, si on prend un peu de cette eau dans le creux de la main, elle est limpide et cristalline : sa noirceur, qui effrayait presque, était un effet de masse et venait du lit où elle coule. De même, chacun des instants de notre vie pris à part peut avoir cette indifférence agréable, cette fluidité qui laisse à peine de trace sensible dans le souvenir ; pourtant l’ensemble paraît sombre, grâce à quelques moments de douleur qui projettent leur ombre sur tout le reste, ou heureux grâce à quelques heures lumineuses qui semblent pénétrer toutes les autres.

Dans toutes ces questions nous sommes donc enveloppés d’illusions sans nombre. Rien de réel et d’absolument certain que la sensation présente : il faudrait pouvoir comparer seulement des sensations simultanées de plaisir et de peine ; mais, toutes les fois que la comparaison porte sur des sensations passées ou à venir, elle implique erreur. On ne peut donc démontrer par l’expérience ni le calcul la