Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome II.djvu/158

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[UNE RENCONTRE.]


7 octobre 1868.

Ostende. — En partance pour Douvres, à bord sur la Topaze. À neuf heures, départ. Vers dix heures, le temps s’améliore un peu et le soleil paraît ; comme je me chauffais les pieds à la grille de la machine, un passager de haute taille, au visage noble et à la barbe grisonnant un peu, s’approche de moi et me dit :

— Je craignais le mauvais temps.

Je réponds : — Nous avons mal commencé. Nous finirons bien.

Et le dialogue suivant s’ébauche entre lui et moi, lui parlant le premier :

— Tout à l’heure nous serons en vue de Dunkerque.

— J’en ai passé si près l’an dernier qu’il semblait qu’on eût pu y mettre la main.

— Non le pied.

— Moi pas, du moins.

— Ni moi.

— Est-ce que vous êtes proscrit, vous aussi, Monsieur ?

— Monsieur, vous ne me reconnaissez pas ?

— Non.

— Moi je vous reconnais, vous êtes Victor Hugo et je m’appelle Joinville.

C’était le prince de Joinville. Nous avons causé ensemble pendant les quelques heures de la traversée. J’écrirai cette conversation.

Je lui ai dit : — La seule solution, c’est la République.

Il a répondu : — Oui.

Et il a ajouté : — Mais la République exige bien des vertus.

— En revanche, ai-je dit, la monarchie exige bien des vices.

— Vous avez raison, a-t-il repris en souriant.

Et nous nous sommes serré la main. C’est un noble et généreux cœur. Je lui ai dit : — Quel dommage que vous soyez prince !

À deux heures et demie, nous sommes arrivés à Douvres. Mme la princesse de Joinville, qui était dans la cabine du capitaine, en est sortie, et je lui ai présenté mes respects. Elle m’a rappelé que je lui avais donné le bras pour l’introduire à l’Académie le jour de la réception de Sainte-Beuve. Elle a un sourire charmant.