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Quelques moments avant la proclamation du scrutin, on le vit quitter son banc et s’en aller à côté du général Cavaignac. Le président manqué consola le vice-président raté. Je n’aimais pas Vivien, parce qu’il était honteux de son père, ancien maître d’études, pion, chien de cour, comme disent les gamins, à la pension Cordier-Decotte, rue Sainte-Marguerite, no 41. Ceci me fit voter pour Boulay de la Meurthe.

J’avais passé trois années de mon enfance, 1815, 1816 et 1817, dans cette pension Decotte.

Ce père Vivien était un personnage à part. C’était un vieillard ébouriffé, flottant dans un habit à grandes basques. L’habit était râpé, le bonhomme était maigre, le tout était piteux. Le père Vivien avait été dans l’Inde et en avait rapporté des sparteries assez curieuses dont était tapissé le cabinet où son fils, élève gratuit, travaillait avec mon frère Eugène et moi. Ce cabinet n’était autre chose qu’un compartiment de la classe réservé aux grands. Vivien fils avait cinq ou six ans de plus que moi. C’était un grand beau jeune homme rose aux yeux bleus clairs et brillants ; il avait sur le front deux petites bosses comme les faons dont les cornes vont pousser. Il était fort en discours latin. Il semblait humilié d’être « le fils du pion ». Ainsi le nommait la moquerie indifférente et féroce des enfants. Au sortir de la pension Decotte, nous nous perdîmes de vue. Je le revis trente ans plus tard en 1847 ; lui avait été ministre et était député ; j’étais pair de France. Ma rencontre lui fut désagréable : j’avais connu son père.

Pendant que le vice-président pérorait à la tribune, je causais avec Lamartine. Nous parlions architecture. Il tenait pour Saint-Pierre de Rome, moi pour nos cathédrales. Il me disait : — Je hais vos églises sombres. Saint-Pierre est vaste, magnifique, lumineux, éclatant, splendide. — Et je lui répondais : — Saint-Pierre de Rome n’est que le grand ; Notre-Dame, c’est l’infini.




VI


25 janvier.

Il y a eu une éclaircie, mais la situation redevient sombre. — Hier Marrast m’a pris à part et m’a dit : « Ne poussez pas à la dissolution de l’Assemblée. Avancer le terme de nos travaux, c’est ouvrir le champ de guerre électoral. Les clubs, grâce aux franchises des élections, vont échapper à la surveillance de la loi. Savez-vous où ils en sont ? On n’y déclame plus, on n’y déblatère plus, on n’y vocifère plus, on y enseigne froide-