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D’APRÈS NATURE.


Nuit du 3 au 4 février.

… Elle avait un collier de perles fines et un châle qui était un cachemire rouge d’une beauté étrange. Les palmes, au lieu d’être en couleur, étaient brodées en or et en argent, et traînaient sur ses talons ; de sorte qu’elle avait le charmant à son cou et l’éblouissant à ses pieds, symbole complet de cette femme qui volontiers introduisait un poëte dans son alcôve et laissait un prince dans son antichambre.

Elle entra, jeta son châle sur un canapé et vint s’asseoir à la table qui était toute servie près du feu. Un poulet froid, une salade, et quelques bouteilles de vin de Champagne et de vin du Rhin.

Elle fit asseoir son peintre à sa gauche, et, me montrant une chaise à sa droite :

— Mettez-vous là, me dit-elle, près de moi, et ne me faites pas le pied ; il ne faut pas trahir ce bêta. Si vous saviez, c’est moi qui suis bête, je l’aime. Vous le voyez, il est très laid.

En parlant ainsi, elle regardait Serio avec des yeux enivrés.

— C’est vrai, reprit-elle, qu’il a du talent, un grand talent même, mais imaginez-vous qu’il m’a prise d’une drôle de façon. Depuis quelque temps, je le voyais dans les coulisses rôder, et je disais : Qu’est-ce que c’est donc que ce monsieur qui est si laid ? Je dis cela au prince Cafrasti qui me l’amena un soir souper. Quand je le vis de près, je dis : c’est un singe. Lui me regardait je ne sais pas comment. À la fin du souper, je lui pressai la main en lui présentant une assiette. En prenant congé, il me demanda très bas :

— Quel jour voulez-vous que je revienne ?

Je lui répondis : — Quel jour ? Ne venez pas le jour, vous êtes trop laid, venez la nuit. — Il vint un soir. Je fis éteindre toutes les bougies. Il revint le lendemain, et puis encore le lendemain, comme cela pendant trois nuits. Je ne savais pas ce que j’avais. Le quatrième jour, je dis à ma maîtresse de piano : — Je ne sais pas ce que j’ai. Il y a un homme que je ne connais pas, — je ne savais pas son nom, — qui vient tous les soirs. Il me prend la tête sur sa poitrine et puis il me parle doucement, si doucement. Il est très pauvre, il n’a pas le sou, il a deux sœurs qui n’ont rien, il est malade, il a des palpitations. J’ai une peur de chien d’être amoureuse folle de lui. — Ma maî-