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vii
CE QUE FAISAIT LE TRIBUNE.

Deux grands problèmes pendent sur le monde : la guerre doit disparaître et la conquête doit continuer. Ces deux nécessités de la civilisation en croissance semblaient s’exclure. Comment satisfaire à l’une sans manquer à l’autre ? Qui pouvait résoudre les deux problèmes à la fois, qui les résolvait ? La tribune. La tribune, c’est la paix, et la tribune, c’est la conquête. Les conquêtes par l’épée, qui en veut ? Personne. Les peuples sont des patries. Les conquêtes par l’idée, qui en veut ? Tout le monde. Les peuples sont l’humanité. Or, deux tribunes éclatantes dominaient les nations, la tribune anglaise, faisant les affaires, et la tribune française, créant les idées. La tribune française avait élaboré dès 89 tous les principes qui sont l’absolu politique, et elle avait commencé à élaborer depuis 1848 tous les principes qui sont l’absolu social. Une fois un principe tiré des limbes et mis au jour, elle le jetait dans le monde armé de toutes pièces et lui disait : va ! Le principe conquérant entrait en campagne, rencontrait les douaniers à la frontière et passait malgré les chiens de garde ; rencontrait les sentinelles aux portes des villes et passait malgré les consignes ; prenait le chemin de fer, montait sur le paquebot, parcourait les continents, traversait les mers, abordait les passants sur les chemins, s’asseyait au foyer des familles, se glissait entre l’ami et l’ami, entre le frère et le frère, entre l’homme et la femme, entre le maître et l’esclave, entre le peuple et le roi ; et à ceux qui lui demandaient : qui es-tu ? il répondait : je suis la vérité ; et à ceux qui lui demandaient : d’où viens-tu ? il répondait : je viens de France. Alors, celui qui l’avait questionné lui tendait la main, et c’était mieux qu’une province, c’était une intelligence annexée. Désormais entre Paris, métropole, et cet homme isolé dans sa solitude, et cette ville perdue au fond des bois ou des steppes, et ce peuple courbé sous le joug, un courant de pensée et d’amour s’établissait. Sous l’influence de ces courants, certaines nationalités s’affaiblissaient, certaines se fortifiaient et se relevaient. Le sauvage se sentait moins sauvage, le turc moins turc, le russe moins russe, le hongrois plus hongrois, l’italien plus italien. Lentement et par degrés, l’esprit français, pour le progrès universel, s’assimilait les nations. Grâce à cette admirable langue française, composée par la Providence avec un merveilleux équilibre d’assez de consonnes pour être prononcée par les peuples du nord, et d’assez de voyelles pour être prononcée par les peuples du midi, grâce à cette langue qui est une puissance