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vi.
PORTRAIT.

Louis Bonaparte est un homme de moyenne taille, froid, pâle, lent, qui a l’air de n’être pas tout à fait réveillé. Il a publié, nous l’avons rappelé déjà, un Traité assez estimé sur l’artillerie, et connaît à fond la manœuvre du canon. Il monte bien à cheval. Sa parole traîne avec un léger accent allemand. Ce qu’il y a d’histrion en lui a paru au tournoi d’Eglington. Il a la moustache épaisse et couvrant le sourire comme le duc d’Albe, et l’œil éteint comme Charles IX.

Si on le juge en dehors de ce qu’il appelle « ses actes nécessaires » ou « ses grands actes », c’est un personnage vulgaire, puéril, théâtral et vain. Les personnes invitées chez lui, l’été, à Saint-Cloud, reçoivent, en même temps que l’invitation, l’ordre d’apporter une toilette du matin et une toilette du soir. Il aime la gloriole, le pompon, l’aigrette, la broderie, les paillettes et les passe-quilles, les grands mots, les grand titres, ce qui sonne, ce qui brille, toutes les verroteries du pouvoir. En sa qualité de parent de la bataille d’Austerlitz, il s’habille en général.

Peu lui importe d’être méprisé, il se contente de la figure du respect.

Cet homme ternirait le second plan de l’histoire, il souille le premier. L’Europe riait de l’autre continent en regardant Haïti quand elle a vu apparaître ce Soulouque blanc. Il y a maintenant en Europe, au fond de toutes les intelligences, même à l’étranger, une stupeur profonde, et comme le sentiment d’un affront personnel ; car le continent européen, qu’il le veuille ou non, est solidaire de la France, et ce qui abaisse la France humilie l’Europe.

Avant le 2 décembre, les chefs de la droite disaient volontiers de Louis Bonaparte : C’est un idiot. Ils se trompaient. Certes, ce cerveau est trouble, ce cerveau a des lacunes, mais on peut y déchiffrer par endroits plusieurs pensées de suite et suffisamment enchaînées. C’est un livre où il y a des pages arrachées. À tout moment quelque chose manque. Louis Bonaparte a une idée fixe, mais une idée fixe n’est pas l’idiotisme. Il sait ce qu’il veut, et il y va. A travers la justice, à travers la loi, à travers la raison, à travers l’honnêteté, à travers l’humanité, soit, mais il y va.

Ce n’est pas un idiot. C’est tout simplement un homme d’un autre temps que le nôtre. Il semble absurde et fou parce qu’il est dépareillé. Transportez-le au seizième siècle en Espagne, et Philippe II le reconnaîtra ; en Angleterre, et Henry VIII lui sourira ; en Italie, et César Borgia lui sau-