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x.
LES DEUX PROFILS DE M. BONAPARTE.

Le curieux, c’est qu’ils veulent qu’on les respecte ; un général est vénérable, un ministre est sacré. La comtesse d’Andl[1] —, jeune femme de Bruxelles, était à Paris en mars 1852 ; elle se trouvait un jour dans un salon du faubourg Saint-Honoré. M. de P.[2] entre ; madame d’Andl — veut sortir et passe devant lui, et il se trouve qu’en songeant à autre chose probablement, elle hausse les épaules. M. de P. s’en aperçoit ; le lendemain madame d’Andl – est avertie que désormais, sous peine d’être expulsée de France comme un représentant du peuple, elle ait à s’abstenir de toute marque d’approbation ou d’improbation quand elle voit des ministres.

Sous ce gouvernement-caporal et sous constitution-consigne, tout marche militairement. Le peuple français va à l’ordre pour savoir comment il doit se lever, se coucher, s’habiller, en quelle toilette il peut aller à l’audience du tribunal ou à la soirée de M. le préfet ; défense de faire des vers médiocres ; défense de porter barbe ; le jabot et la cravate blanche sont lois de l’État. Règle, discipline, obéissance passive, les yeux baissés, silence dans les rangs, tel est le joug sous lequel se courbe en ce moment la nation de l’initiative et de la liberté, la grande France révolutionnaire. Le réformateur ne s’arrêtera que lorsque la France sera assez caserne pour que les généraux disent : A la bonne heure ! et assez séminaire pour que les évêques disent : C’est assez !

Aimez-vous le soldat ? on en a mis partout. Le conseil municipal de Toulouse donne sa démission ; le préfet Chapuis-Montlaville remplace le maire par un colonel, le premier adjoint par un colonel[3], et le deuxième adjoint par un colonel. Les gens de guerre prennent le haut du pavé. « Les soldats, dit Mably, croyant être à la place des citoyens qui avaient fait autrefois les consuls, les dictateurs, les censeurs et les tribuns, associèrent au gouvernement des empereurs une espèce de démocratie militaire. » Avez-vous un shako sur le crâne ? faites ce qu’il vous plaira. Un jeune homme rentrant du bal passe rue Richelieu devant la porte de la Bibliothèque ; le factionnaire le couche en joue, et le tue ; le lendemain les journaux disent : « Le jeune homme est mort », et c’est tout. Timour-Beig accorda à ses compagnons d’armes et à leurs descendants jusqu’à la septième génération le droit

  1. La comtesse d'Andlaw.
  2. M. de Persigny
  3. Ces trois colonels sont MM. Cailhassou, Dubarry et Polycarpe.