Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Théâtre, tome I.djvu/147

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Vous serez aujourd’hui prié très humblement
D’accepter la couronne, au nom du parlement !

CROMWELL.
Ah ! je le tiens enfin, ce sceptre insaisissable !

Mes pieds ont donc atteint le haut du mont de sable!

THURLOË.
Mais dès longtemps, mylord, vous régnez.
CROMWELL.
Non, non , non !
J’ai bien l’autorité, mais je n’ai pas le nom !

Tu souris, Thurloë. Tu ne sais pas quel vide
Creuse au fond de nos cœurs l’ambition avide !
Comme elle fait braver douleur, travail, péril.
Tout enfin, pour un but qui semble puéril !
Qu’il est dur de porter sa fortune incomplète !
Puis, je ne sais quel lustre, où le ciel se reflète.
Environne les rois, depuis les temps anciens.
Ces noms, roi, majesté, sont des magiciens !
D’ailleurs, sans être roi, du monde être l’arbitre !
La chose sans le mot ! le pouvoir sans le titre !
Pauvretés ! Va, l’empire et le rang ne font qu’un.
Tu ne sais pas, ami, comme il est importun.
Quand on sort de la foule et qu’on touche le faîte.
De sentir quelque chose au-dessus de sa tête !

Ne serait-ce qu’un mot, ce mot alors est tout.
Ici Cromwell, qui s’est abandonné jusqu’à poser familièrement son coude sur l’épaule de Thurloë, se détourne comme réveillé en sursaut, et regarde s’ouvrir lentement une porte basse masquée sous une tapisserie. Manassé-Ben-Israël paraît et s’arrête sur le seuil, en jetant autour de lui un coup d’œil scrutateur suivi d’un profond salut.
SCÈNE VI.
CROMWELL, THURLOË, MANASSÉ-BEN-ISRAËL, vieux rabbin juif, robe grise, en haillons, dos voûté, œil perçant sous de gros sourcils blancs, grand front chauve et ridé, barbe torte.

MANASSÉ, incliné.
Que Dieu, mon doux seigneur, vous guide jusqu’au bout !