Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Théâtre, tome I.djvu/26

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matériels et de la série des êtres incorporels, la première, partant de la pierre pour arriver à l’homme, la seconde, partant de l’homme pour finir à Dieu.

Une partie de ces vérités avait peut-être été soupçonnée par certains sages de l’antiquité, mais c’est de l’évangile que date leur pleine, lumineuse et large révélation. Les écoles payennes marchaient à tâtons dans la nuit, s’attachant aux mensonges comme aux vérités dans leur route de hasard. Quelques-uns de leurs philosophes jetaient parfois sur les objets de faibles lumières qui n’en éclairaient qu’un côté, et rendaient plus grande l’ombre de l’autre. De là tous ces fantômes créés par la philosophie ancienne. Il n’y avait que la sagesse divine qui dût substituer une vaste et égale clarté à toutes ces illuminations vacillantes de la sagesse humaine. Pythagore, Épicure, Socrate, Platon, sont des flambeaux ; le Christ, c’est le jour.

Du reste, rien de plus matériel que la théogonie antique. Loin qu’elle ait songé, comme le christianisme, à diviser l’esprit du corps, elle donne forme et visage à tout, même aux essences, même aux intelligences. Tout chez elle est visible, palpable, charnel. Ses dieux ont besoin d’un nuage pour se dérober aux yeux. Ils boivent, mangent, dorment. On les blesse, et leur sang coule ; on les estropie, et les voilà qui boitent éternellement. Cette religion a des dieux et des moitiés de dieux. Sa foudre se forge sur une enclume, et l’on y fait entrer, entre autres ingrédients, trois rayons de pluie tordue, tres imbris torti radios. Son Jupiter suspend le monde à une chaîne d’or ; son soleil monte un char à quatre chevaux ; son enfer est un précipice dont la géographie marque la bouche sur le globe ; son ciel est une montagne.

Aussi le paganisme, qui pétrit toutes ses créations de la même argile, rapetisse la divinité et grandit l’homme. Les héros d’Homère sont presque de même taille que ses dieux. Ajax défie Jupiter. Achille vaut Mars. Nous venons de voir comme au contraire le christianisme sépare profondément le souffle de la matière. Il met un abîme entre l’âme et le corps, un abîme entre l’homme et Dieu.

À cette époque, et pour n’omettre aucun trait de l’esquisse à laquelle nous nous sommes aventuré, nous ferons remarquer qu’avec le christianisme et par lui, s’introduisait dans l’esprit des peuples un sentiment nouveau, inconnu des anciens et singulièrement développé chez les modernes, un sentiment qui est plus que la gravité et moins que la tristesse : la mélancolie. Et en effet, le cœur de l’homme, jusqu’alors engourdi par des cultes purement hiérarchiques et sacerdo-