Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Théâtre, tome I.djvu/50

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Il s’est formé, dans les derniers temps, comme une pénultième ramification du vieux tronc classique, ou mieux comme une de ces excroissances, un de ces polypes que développe la décrépitude et qui sont bien plus un signe de décomposition qu’une preuve de vie, il s’est formé une singulière école de poésie dramatique. Cette école nous semble avoir eu pour maître et pour souche le poëte qui marque la transition du dix-huitième siècle au dix-neuvième, l’homme de la description et de la périphrase, ce Delille qui, dit-on, vers sa fin, se vantait, à la manière des dénombrements d’Homère, d’avoir fait douze chameaux, quatre chiens, trois chevaux, y compris celui de Job, six tigres, deux chats, un jeu d’échecs, un trictrac, un damier, un billard, plusieurs hivers, beaucoup d’étés, force printemps, cinquante couchers de soleil, et tant d’aurores qu’il se perdait à les compter.

Or Delille a passé dans la tragédie. Il est le père (lui, et non Racine, grand Dieu !) d’une prétendue école d’élégance et de bon goût qui a flori récemment. La tragédie n’est pas pour cette école ce qu’elle est pour le bonhomme Gilles Shakespeare, par exemple, une source d’émotions de toute nature ; mais un cadre commode à la solution d’une foule de petits problèmes descriptifs qu’elle se propose chemin faisant. Cette muse, loin de repousser, comme la véritable école classique française, les trivialités et les bassesses de la vie, les recherche au contraire et les ramasse avidement. Le grotesque, évité comme mauvaise compagnie par la tragédie de Louis XIV, ne peut passer tranquille devant celle-ci. Il faut qu’il soit décrit ! c’est-à-dire anobli. Une scène de corps de garde, une révolte de populace, le marché aux poissons, le bagne, le cabaret, la poule au pot de Henri IV, sont une bonne fortune pour elle. Elle s’en saisit, elle débarbouille cette canaille, et coud à ses vilenies son clinquant et ses paillettes ; purpureus assuitur pannus. Son but paraît être de délivrer des lettres de noblesse à toute cette roture du drame ; et chacune de ces lettres du grand scel est une tirade.

Cette muse, on le conçoit, est d’une bégueulerie rare. Accoutumée qu’elle est aux caresses de la périphrase, le mot propre, qui la rudoierait quelquefois, lui fait horreur. Il n’est point de sa dignité de parler naturellement. Elle souligne le vieux Corneille pour ses façons de dire crûment :

… Un tas d’hommes perdus de dettes et de crimes.
… Chimène, qui l’eût cru ? Rodrigue, qui l’eût dit ?
… Quand leur Flaminius marchandait Annibal.
… Ah ! ne me brouillez pas avec la république ! Etc., etc.